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de la librairie, dont il avait alors l’inspection ; il expédiait à Balleroy les chansons, les épigrammes, les ponts-neufs, les pièces en vogue, tous les « rogatons » de l’actualité. Ses lettres, dont le naturel et la facilité sont le principal agrément, se lisent avec intérêt ; le style en est moins lourd, moins négligé que celui que nous lui connaissons : d’Argenson s’observait en écrivant à une « femme de mérite et d’esprit, » comme il l’appelle, qui savait imposer ses jugemens et les faire craindre. Lui aussi se maria dans cet accès de fièvre matrimoniale qui avait saisi sa famille, et voici de quel ton dégagé il annonce à sa tante ce mariage, dont le dénoûment plus tard fut un divorce : « J’arrive de la campagne, ma chère tante ; pendant ce temps-là, on a disposé de ma main, j’ai trouvé les articles signés à mon retour… J’entre dans une famille de très honnêtes gens, où il y aura, sans exagérer, des millions à revenir quelque jour. La fille est bien élevée, elle sait danser et chanter, jouer de l’épinette ; de plus elle est blonde. Deux quartiers blonds de suite dans notre famille dénoirciront à la fin, s’il plaît à Dieu, notre teinte brune. Je vous prie de joindre à ma confiance vos bonnes prières… J’oubliais de vous nommer la future épouse, c’est Mlle Mélian. » — Il pouvait bien oublier de la nommer, il ne l’avait pas encore vue ; « les articles étaient signés, » et il ne connaissait sa femme que par ouï-dire. Cette lettre est du 31 octobre 1718 ; or la première entrevue des futurs époux eut lieu le 19 novembre au couvent des Filles-Sainte-Marie, où était Mlle Mélian : « la demoiselle avait appris le 18 qu’elle épouserait M. d’Argenson le 22. » Les choses se passaient dans les règles, la bienséance suprême des mariages aristocratiques, c’est-à-dire l’absence de toute ombre de sentiment, était scrupuleusement observée. Arrivé par le coche pour assister aux noces, le marquis de La Cour ne tarit pas sur les descriptions de la fête : repas, musique, cadeaux, dits et faits notables des deux familles, rien n’est omis. « Vous donnez peu de bien à votre fils, dit le régent au garde des sceaux en signant au contrat. — Monseigneur, répondit le ministre, il s’en fallait beaucoup que j’en eusse autant en me mariant. Cependant j’ai la plus grande charge du royaume ; quand on sert bien son prince, on ne manque de rien… M. le duc régent fit un signe d’approbation et signa. Cela me vient d’assez bon endroit pour y ajouter foi. » Détachons de ses comptes-rendus un portrait assez peu flatteur de la mariée : « elle est grande et grasse, bien faite, mais point jolie de visage, quoique fort blanche ; elle n’a pas encore quinze ans. » — C’est à propos de l’extrême jeunesse de Mlle Mélian et de la séparation obligée du soir des noces que la marquise s’attira le compliment un peu vif dont nous avons parlé plus haut. Elle avait plaisanté le mari, et, quoique dévote, poussé la curiosité un peu loin peut-être ; celui-ci lui fit une réponse où les lecteurs des