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d’autre chose ; mais le moyen de partir quand je croyais de jour en jour être jugé ? »

C’était une singulière existence que celle du marquis à Paris. Toujours en courses et en affaires, solliciteur au palais, au grand-conseil, querellant sa partie ou travaillant avec ses avocats, dont l’un était Barbier, l’auteur des Mémoires, sans compter les invitations à souper, formait autour de lui tout cela, un tourbillon où il perdait la tête, et qui pourtant ne lui déplaisait pas, car il y trouvait à exercer la subtilité tracassière de son esprit. Il a beau écrire : « Paris me pue bien ; à présent que la rivière est presque à sec et tous les puits taris, c’est une infection si grande que c’est miracle que la peste n’y soit pas encore. Je me croirai en paradis quand j’en serai hors, mes bottes sont graissées pour partir demain. » Un mois après il y est encore, il ne peut se dégager de ses « lanterneries ; » pour le rendre à la marquise, il faut l’enlever, le mettre en carrosse et le conduire jusqu’au premier relais. « Il s’amusera dix ans, si on le laisse faire, écrit Caumartin de Boissy à sa sœur, je vais l’embarquer, et, s’il le faut, je ne le quitterai qu’à Saint-Germain. » Glorieux de sa fortune, comme tous ceux qui n’ont pas d’autre gloire, le marquis craignait d’en diminuer l’apparence par des remboursemens ; il faisait des dettes pour se donner plus de surface et sembler plus riche. Tout à coup, dans la crise du système en 1720, ses créanciers, petits et grands, fondent sur lui, ayant à leur tête un Harpagon nommé Oursin : voilà notre campagnard entre leurs griffes, forcé de s’exécuter, vendant terres et maisons pour les satisfaire, et payant un peu cher sa sottise. Il en a la fièvre, l’idée du terrible Oursin ne le quitte plus, c’est son cauchemar : « Oursin est fort dur, je voudrais bien lui faire accepter les 26,000 francs qui nous restent ; je rêve à Oursin nuit et jour, et rien n’avance… Enfin j’ai obtenu mon arrêt contre Oursin, et j’espère en être quitte pour 40,000 livres. » Derrière la grosse créance non liquidée pullulent les dettes criardes. Le marquis doit à des lingères, à des mercières, il leur donne des à-comptes de 15 francs ; il doit un loyer de six années pour le pied-à-terre « étroit, sombre, humide, vraie maison à rhumatismes, » qu’il occupe rue Sainte-Avoye, près de l’hôtel Caumartin, au Marais : une couturière de la marquise lui apporte une note ancienne de 300 livres, la marchande de soie lui présente un billet non payé de 350 livres ; on croirait voir l’intérieur de l’un de ces faux ménages aristocratiques mis à la scène vers ce temps-là par Dancourt et Dufresny. Dans cette extrémité fâcheuse, le marquis aux abois roule des projets de réforme et d’économie, il veut réduire sa maison, il écrit de supprimer le rôti et le cuisinier. « Au temps où nous vivons, il n’y a plus de rôti sur aucune table. Songez que vous ne pouvez pas avoir un bon cuisinier