Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à satisfaire les inclinations belliqueuses du Brandebourg en cédant, sans répugnance personnelle il est vrai, à l’appât de l’occasion le jour de la mort de Charles VI.

D’ailleurs n’était-il pas obligé de condenser les élémens si dispersés et si disparates de sa puissance territoriale pour en former un tout compacte, et donner l’être à une sorte de nationalité spéciale, bâtarde si l’on veut, mais apparente au moins, et plus marquée sur la carte, au milieu de ces grandes nationalités qui se partageaient le sol européen ? Il ne pouvait y parvenir que par la guerre. Il était voué à la guerre, il devait vivre de la guerre, et se faire par la guerre la place que lui montrait son génie dans cette grande association européenne, civilisée par les arts, l’industrie et la paix. Il n’y avait pas une société prussienne comme il y avait une société anglaise, une société française ; mais il y avait un corps politique important qu’on nommait la Prusse, lequel toutefois ne comptait que pour l’appoint dans les conseils de l’Occident ; c’est Frédéric II qui lui a fait sa part dans l’hégémonie de l’Europe. Cependant, quoiqu’il ait eu le rare esprit de savoir toujours s’arrêter en temps opportun, il a failli succomber par la guerre, et il a subi les désespoirs de l’adversité où tout autre eût péri, si à l’instinct des champs de bataille il n’avait uni le bon sens du cabinet et les procédés trop souvent douteux d’un grand art de conduite. Il n’a même obtenu sa paix définitive avec l’Autriche et la Russie qu’en les invitant au partage de la Pologne, dont il a été l’instigateur principal et l’artisan infatigable, ainsi que le prouve une correspondance récemment publiée[1], léguant malgré tout à ses successeurs des embarras de position et des désirs non satisfaits, qui ont failli tout brouiller au congrès de Vienne, et qui récemment ont conduit la Prusse à des aventures triomphantes dont l’avenir cache le sort définitif. Après avoir combattu pour participer à l’hégémonie, elle a dû tenter la lutte pour obtenir une orgueilleuse prédominance.

Aussi bien était-ce un caractère étrange et rare que celui du grand Frédéric. Lorsqu’il eut fait sa paix avec son père, ce dernier lui imposa un mariage qui n’était pas du goût du prince, lequel ne voulut pas courir une seconde fois les chances de la colère paternelle, et consentit à épouser une princesse de Brunswick ; mais, au moment où il entrait dans la chambre conjugale, des cris : au feu ! partis de divers points, l’en firent sortir précipitamment, et il n’y remit plus les pieds de sa vie, tout en honorant son épouse du plus

  1. Comparez les Mémoires de Brandebourg, p. 91 de l’édition citée, avec la correspondance publiée par M. de Smitt, à la suite de son livre intitulé Frédéric II, Catherine et le partage de la Pologne, Berlin 1861, in-8o.