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sa politique avait accumulé un trésor, et sa manie plutôt que son ambition organisa une armée redoutable. L’armée était pour lui un but ; elle fut un instrument pour le grand Frédéric.

Le 31 mai 1740, Frédéric-Guillaume expirait, et laissait la couronne à Frédéric II. On se demandait quelle allure allait prendre un gouvernement tout militaire sous un prince dont la littérature française et la musique avaient paru jusqu’alors devoir être la seule passion. Le doute ne dura pas longtemps. Il héritait d’un trésor de 20 millions d’écus prussiens (environ 80 millions de francs), d’un revenu de 12 millions (48 millions), d’une armée régulière de 70,000 hommes, d’une population de 2,240,000 âmes et de possessions éparses, séparées par l’interposition de provinces soumises à d’autres maîtres, présentant toutefois dans le Brandebourg et les deux Prusses réunies une agglomération centrale de quelque importance. Qu’allait faire Frédéric II à cet égard ? On fut bientôt fixé. Il débuta par quelques voyages, et voulut voir Voltaire, auquel il demanda la rédaction d’un manifeste pour justifier une violence. C’était la contribution militaire imposée de vive force au prince-évêque de Liège, son voisin, à titre de correction pour avoir favorisé les dispositions de quelques villageois, ses diocésains, qui refusaient de prêter serment au nouveau roi, leur prétendu seigneur. L’entrevue des deux puissances, celle de l’esprit et celle des armes, eut lieu au château de Meurs, sur la Meuse, en octobre 1740, et Voltaire la raconte en ces termes : « J’allai présenter au roi mes profonds hommages. Je trouvai à la porte de la cour un soldat pour toute garde. Le conseiller privé Rambonet, ministre d’état, se promenait dans la cour, en soufflant dans ses doigts. Il portait de grandes manchettes, de toile sales, un chapeau troué, une vieille perruque de magistrat, dont un côté entrait dans une de ses poches, et l’autre passait à peine l’épaule. On me dit que cet homme était chargé d’une affaire d’état importante, et cela était vrai. Je fus conduit dans l’appartement de sa majesté. Il n’y avait que les quatre murailles. J’aperçus dans un cabinet, à la lueur d’une bougie, un petit grabat de deux pieds et demi de large, sur lequel était un petit homme affublé d’une robe de chambre de gros drap bleu : c’était le roi, qui suait et qui tremblait sous une méchante couverture dans un violent accès de fièvre. Je lui fis la révérence, et commençai sa connaissance. par lui tâter le pouls, comme si j’avais été son premier médecin. L’accès passé, il s’habilla et se mit à table. Algarotti, Kayserling, Maupertuis, le ministre du roi auprès des états-généraux, nous fûmes du souper, où l’on traita, à fond de l’immortalité de l’âme, de la liberté et des androgynes de Platon. Le conseiller Rambonet était pendant ce temps-là monté sur un