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régiment. Il en advint, il faut le dire, que l’administration y fut sévère, exacte, probe, un sentiment public primant toujours un intérêt privé, mais que la vie sociale y fut intolérable. Tout épanouissement de l’esprit en fut banni. Les devoirs religieux et les devoirs militaires absorbaient tout. L’esprit, en tant que esprit, semblait exilé du Brandebourg ; quand on avait besoin d’esprit, on allait le chercher ailleurs. L’intelligence de son pouvoir et de ses charmes ne manquait pas, mais le roi n’en permettait pas la libre expansion, ou bien en ménageait parcimonieusement la mesure à son peuple. Ce n’eût été que ridicule, si le régime militaire n’y eût pas dégénéré en manie cruelle dans le sein même de la famille royale, où l’on en vint à traiter tout manquement à la consigne comme un crime d’état. Alors commence une histoire incroyable, celle de l’aversion invincible d’un père à l’égard d’un fils dans lequel il ne retrouvait pas l’héritier. d’un roi-soldat et de son esprit bigot, car, non moins rigide sur la discipline religieuse que sur la discipline militaire, Frédéric-Guillaume exigeait qu’on fût aussi exact au temple qu’à la parade. On était commandé pour un sermon comme pour une garde. Pour ses dépenses personnelles, le prince royal, qui annonçait de rares facultés, recevait 360 florins, qui furent plus tard élevés jusqu’à 600 par an, et le roi s’en faisait rendre compte comme par un sergent. Cette tyrannie domestique fit naître à son tour chez le jeune prince l’aversion pour les habitudes et la société de son père. On ne croirait pas tout ce que ces dispositions réciproques produisirent d’odieux dans les relations de famille, si nous n’avions à ce sujet l’irrécusable témoignage de la margrave de Bareith, fille du roi Frédéric-Guillaume, victime elle-même des plus cruels traitemens partagés avec un frère qu’elle aimait, et qui en a laissé le récit naïf et complet dans des mémoires écrits avec la plus franche liberté, monument mémorable des mœurs de l’Allemagne, et de la cour de Prusse en particulier à cette époque. Poussé à bout par les plus mauvais procédés, le jeune prince, qui devait être le grand Frédéric, résolut de s’y soustraire par la fuite. Il fut arrêté au moment de s’échapper. Conduit devant le roi, il y subit d’abord les plus grossières violences, puis le roi lui dit : « Pourquoi avez-vous voulu déserter ? — Parce que vous m’avez traité non comme un fils, mais comme un esclave. — Vous êtes un lâche déserteur, vous n’avez point d’honneur ! — Sire, j’en ai autant que vous, et c’est pour cela que j’ai voulu quitter vos états. — À ces paroles, le roi hors de lui tira son épée. — Tuez-moi, sire, s’écria un officier présent en se précipitant entre Guillaume et le prince, mais épargnez votre fils. »

Le prince fut enfermé à Kustrin, et le roi ordonna qu’un conseil