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Nulle part, la transition de l’un à l’autre de ces régimes ne fut plus sensible qu’au Canada. Cette belle province, que les Anglais nous enlevèrent en 1758, garda même après la conquête les mœurs, les lois et le langage de la France, tout au moins dans la partie orientale, où l’élément français était prépondérant. Donner aux habitans un gouvernement libre eût semblé aux ministres britanniques un encouragement à la révolte. On voulut donc faire leurs affaires à distance par l’intermédiaire d’un gouverneur qui recevait des bureaux de Londres le mot d’ordre en toutes choses. La situation se compliquait d’un antagonisme de races, car le Haut-Canada se peuplait d’émigrans anglais. Ces derniers réclamaient avec énergie le droit de s’administrer eux-mêmes, qu’ils prétendaient ne pas avoir perdu par le seul fait d’avoir franchi l’Atlantique. Ils obtinrent presque satisfaction par un acte royal de 1791 qui divisait la colonie en deux provinces, le haut et le bas Canada, et qui donnait à chacune de ces deux fractions un semblant d’institutions parlementaires, un conseil de législation composé de membres élus à vie par la couronne et une chambre des communes issue de l’élection. N’était-ce pas une concession suffisante ? Nullement ; le pouvoir exécutif continuait d’être indépendant du conseil de législation et de la chambre des communes, il ne relevait que du gouverneur général, qui lui-même était l’émanation du pouvoir royal. Le résultat fut une situation d’hostilité chronique entre les ministres et l’assemblée élective. Quand on parlait de concéder aux Canadiens le vrai régime parlementaire, c’est-à-dire la responsabilité du pouvoir exécutif devant les chambres, les hommes d’état anglais répliquaient que ce serait rompre toute connexion entre la métropole et la colonie.

L’Angleterre envoyait pendant ce temps ses meilleurs administrateurs au Canada. Le poste de gouverneur-général des possessions anglaises de l’Amérique du Nord, doté d’un riche traitement de 10,000 livres sterling, était à la hauteur de toutes les ambitions. Metcalfe, lord Elgin, lord Monck, s’y succédèrent et épuisèrent l’un après l’autre leur patience à réaliser un accord impossible entre les prétentions des colons et les prérogatives que la couronne s’efforçait de se réserver. L’un des partisans que les Canadiens comptaient déjà dans le parlement britannique définit cette situation ambiguë d’un mot un peu vulgaire, mais juste : c’est allumer du feu dans une chambre dont on a bouché la cheminée, et, ajoutait-il, cela peut durer plus ou moins longtemps, suivant l’intensité du feu. Les moins clairvoyans s’aperçurent à la longue qu’un tel système ne pouvait être éternel. L’opposition locale, ne pouvant s’en prendre aux ministres que le gouverneur-général soutenait contre la