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homme, au moins en ceci bien inspiré, était ce même Gaignières dont le nom, comme celui de Clément, personnifiait aux yeux de d’Argenville la manie de la collection plutôt qu’un zèle véritable et un goût raisonné pour les belles choses. Un pareil maniaque pourtant ne laissait pas de servir dans le présent et dans l’avenir des intérêts fort sérieux. Que ses prétendus complices et lui aient agi, comme dit d’Argenville, moins « en connaisseurs qu’en historiens, » soit : toujours est-il qu’on ne saurait attacher un médiocre prix aux informations qu’ils nous ont transmises, et que, sans les soins pris par Gaignières en particulier, aucun souvenir matériel ne subsisterait aujourd’hui d’une multitude de monumens aussi importans pour l’histoire de notre art national que pour l’histoire même de notre pays[1].

Roger de Gaignières, instituteur des enfans de France[2], gouverneur des ville et principauté de Joinville, écuyer du duc de Guise et en dernier lieu de Mlle de Guise, n’avait point, malgré le produit de ses diverses fonctions, une fortune suffisante pour subvenir sans compter aux dépenses que lui imposaient ses goûts et ses studieuses entreprises. Ce n’était au contraire qu’à force de méthode, d’économie, de privations même dans l’ordre des jouissances ordinaires de la vie, qu’il avait pu donner carrière à ses ambitions d’érudit et, comme il l’écrivait en 1703, mener à fin ses « recherches pour ce qui se trouve de plus curieux dans le royaume pendant plus de quinze années qu’il avait voyagé dans les provinces avec des dessinateurs et des écrivains. » Un contrat passé entre Gaignières et un de ces dessinateurs nous apprend à quel chiffre modique était fixée la rémunération de chaque genre de travail.

  1. L’abbé de Marolles, qui avait connu Gaignières jeune, cite son nom dans ses Mémoires parmi ceux des « amateurs qui lui ont donné de leurs livres ou qui l’ont honoré extraordinairement de leur civilité. » Il ne semble pas d’ailleurs qu’à ses yeux le titre principal de ce « gentilhomme, dont l’esprit, les grâces et la beauté égalaient la naissance illustre, » consistât dans le vaste travail d’érudition auquel il avait voué sa vie. Ce dont il loue surtout Gaignières, c’est d’avoir « pris la peine de chercher sur son nom quelques anagrammes comme celui-ci, ajoutant un R à Michel de Marolles : l’or de mille charmes. » En fait de littérature, on le voit, l’abbéé de Marolles se contentait de peu.
  2. Le duc de Bourgogne, un des élèves de Gaignières, garda jusqu’à la fin de sa vie pour son ancien instituteur les sentimens qui s’étaient naïvement traduits, pendant les années de l’enfance, par le don de nombreux essais de dessin à la plume conservés aujourd’hui à la Bibliothèque nationale. Il ne dédaignait pas d’aller visiter Gaignières soit à l’hôtel de Guise, que celui-ci habita jusqu’en 1701, soit dans cette maison de la rue de Sèvres dont le digne homme avait, au dire des contemporains, « empli les chambres de merveilles. » On trouve dans le Mercure galant d’avril 1702 la relation très circonstanciée d’une de ces visites, « laquelle, bien qu’elle eût duré plus de trois heures, ne permit pas au prince de tout voir. »