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ques, indifférens au sortir de combats victorieux, ne nous eût-il pas attendris quand nous étions nous-mêmes tout saignans encore de nos défaites ? Quelque chose me disait que nous comprendrions mieux à cette heure l’émotion générale qui tout à coup s’empara de nos pères, gagna le cœur trop longtemps fermé des hommes d’état et finit par leur arracher, en dépit de tous leurs scrupules, une intervention que beaucoup d’entre eux jugèrent jusqu’au dernier moment imprudente et impolitique. M’appartenait-il pourtant d’aborder dans toute son étendue un sujet aussi vaste ? Marin, j’ai pensé que j’étais appelé à parler avant tout de marine. Je me suis donc appliqué à borner mon récit. J’en dirai assez pour faire comprendre les causes, les péripéties et l’issue de la lutte ; qu’on ne s’étonne pas si j’insiste sur les épisodes qui, par un côté quelconque, présenteront un intérêt maritime. Je reviendrai ainsi par une pente qui m’est depuis longtemps familière aux préoccupations d’où est née la première idée de ce travail. Je ne l’aurais jamais entrepris, si je ne m’étais flatté de le faire servir à l’instruction de ceux qui seront bientôt nos successeurs, de le faire tourner à l’honneur de ceux qui ont été nos guides et nos devanciers.

La composition et les opérations des flottes que la Grèce moderne opposa pendant sept années aux vaisseaux ottomans sont de nature à éclairer la stratégie navale de l’avenir tout aussi bien que celle du passé. Quand on voit des bricks de 200 à 300 tonneaux affronter les massives escadres sorties des Dardanelles, disperser et chasser devant eux, comme un troupeau de daims effarés, les corvettes, les frégates, les vaisseaux de 80 canons, on s’explique bien mieux la défaite de la grande Armada et la destruction des lourdes nefs de Philippe II par la flottille agile de lord Howard. Les longues lignes qui se foudroient pendant des heures entières sans qu’une artillerie impuissante réussisse à les entamer, les brûlots protégés par ces murailles mobiles qui tout à coup s’élancent à travers la fumée pour aller s’accrocher aux flancs des capitan-pachas, ces armées qui se déploient sur plusieurs lieues d’étendue, qui s’éloignent, se rapprochent, engagent ou cessent le combat, sans avoir besoin de recourir à notre appareil compliqué de signaux, tout cela nous reporte, en fait de tactique navale, à plus de deux siècles en arrière. Au spectacle de ces batailles rangées, où figurèrent souvent plus de cent navires, — batailles auxquelles il me semble avoir assisté, car le hasard leur donna pour témoins des officiers que l’amiral de Rigny appelait ses élèves et que j’ai appelés mes maîtres, — les manœuvres des Blake, des Tromp et des Ruyter se sont éclairées pour moi d’un nouveau jour. Là cependant ne se borne pas l’intérêt que l’étude des combats livrés par les bâtimens d’Ipsara et d’Hy-