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Pendant la nuit du 31 janvier au 1er février, dans une pauvre chambre enfumée d’une misérable maison de village, on signait une convention qui réglait le passage de l’armée française en Suisse. À ce moment encore cependant, cette malheureuse armée voulait montrer qu’elle était digne d’une meilleure fortune. le 1er février, serrée de près par les Allemands entre Pontarlier et Les Verrières, à La Cluse, elle soutenait une lutte sanglante. Le général Pallu de la Barrière, à la tête de la réserve, et le général Billot, livraient un violent combat, décimaient les Prussiens, et couvraient d’un dernier lustre cette triste retraite à travers les neiges. Après cela, cette armée exténuée, brisée par toutes les misères, par le froid, par la faim, par les maladies, passait la frontière un peu sur tous les points au nombre de 80,000 hommes. Le général Pallu de la Barrière, après son combat de La Cluse, s’échappait à travers les montagnes avec une poignée d’hommes résolus, et parvenait à se sauver. Cremer, de son côté, s’échappait, lui aussi, avec une partie de ses troupes, tandis que l’autre partie était coupée par les Prussiens et rejetée vers la Suisse. Le dernier mot de la campagne de l’est était dit. C’était depuis six mois la quatrième armée française disparaissant d’un seul coup après celles de Sedan et de Metz, qui étaient encore captives en Allemagne, et celle de Paris, qui restait prisonnière dans nos murs.

Comment cette expédition de l’est, sur laquelle on avait fondé tant d’espérances, finissait-elle ainsi ? Est-ce la faute des chefs militaires, des soldats ? Non, le chef était un courageux capitaine, qui ne pouvait assurément répondre à toutes les illusions qu’on se faisait, mais qui remplissait son devoir avec un dévoûment passionné de tous les instans et un élan de cœur dont on ne doutait pas. Les soldats qu’il conduisait étaient certes mal organisés, peu disciplinés, mal équipés ; ils se battaient cependant avec intrépidité, ils ont supporté bien des souffrances, et ils ont montré plus d’une fois qu’ils auraient pu vaincre. La cause de tant de malheurs n’est pas là. Sans doute, ce nouveau désastre aurait pu être épargné à la France ; il aurait pu être évité, si, au lieu d’agir en gouvernement d’ostentation et de confusion, on avait su ce qu’on voulait et ce qu’on pouvait, si on avait su laisser chacun à son rôle et préparer le succès, comme on doit toujours le préparer, par l’ordre, l’organisation et la prévoyance. M. Thiers a dit que les premiers revers de la guerre de 1870 ont tenu à ce qu’on n’était pas prêt ; les derniers malheurs ont tenu à ce qu’on n’a pas même su profiter de l’expérience des premiers revers. C’est à la France d’aujourd’hui de s’éclairer à la funèbre lumière des uns et des autres pour retrouver le secret d’une grandeur qui ne peut être voilée que pour un moment.

Charles de Mazade.