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craindre ni de Langres ni de Dijon, » et c’était malheureusement vrai. Le 13, de fortes avant-gardes allaient occuper, à 6 lieues de Châtillon, les gorges où l’on devait s’engager, et à minuit l’armée entière s’ébranlait en quatre colonnes. C’est alors que de Versailles on écrivait à Werder de tenir ferme dans ses positions, que la présence de Manteuffel allait bientôt se faire sentir.

Manteuffel marchait avec une de ses colonnes, laissant ses chefs de corps libres de se débrouiller pendant ces quelques jours, ayant simplement recommandé à celui qui arriverait le premier au débouché des montagnes de se porter immédiatement sur les débouchés des autres colonnes pour les protéger. Le 14 janvier, il couchait à Voulaines, à 5 lieues de Châtillon ; le 15, il était à Germaines, hameau perdu au milieu des bois près d’Auberive ; il passait le 16 entre Langres et Dijon, et descendait vers la Saône à la tête de plus de 60,000 hommes ! Il avait suivi pendant 80 kilomètres quatre routes étroites, montueuses, couvertes de neige glacée, éloignées les unes des autres, à travers les forêts sans fin qui couvrent cette région. À sa suite cheminaient, sans être inquiétés, ses équipages de ponts, ses convois de vivres et de munitions, escortés de quelques centaines de soldats. Le 17 et le 18, il avait franchi les défilés, il était en sûreté. Le 19, ses têtes de colonnes paraissaient sur la Saône, à Gray. Dès ce moment, il était en mesure de se relier à Werder et de prendre la direction de l’ensemble des opérations. Jusque-là, avant d’être fixé sur les événemens qui se passaient devant Belfort, Manteuffel s’était proposé de marcher sur Vesoul pour prendre Bourbaki entre deux feux, ou pour se mettre à sa poursuite, s’il était victorieux. En apprenant l’issue de la bataille d’Héricourt et la retraite de l’armée française sur Besançon, il modifiait son plan, il prenait désormais son point de direction sur le Doubs, pressentant bien que Bourbaki ne s’arrêterait pas à Besançon, et dans la nuit du 20 au 21 il écrivait de Gray à Werder : « Votre excellence a pu voir que je projetais de m’opposer, avec la partie de l’armée qui se trouve ici, à la retraite présumée de l’ennemi de Besançon sur Lyon, pendant que l’offensive prise par votre excellence retiendrait les arrière-gardes françaises et retarderait peut-être le mouvement du gros de l’armée ennemie… »

Voilà le nœud de la campagne. M. de Moltke, suivant de Versailles toutes ces péripéties, disait à cette époque au roi ou à l’empereur Guillaume : « L’opération du général de Manteuffel est excessivement audacieuse et hasardée, mais elle peut amener les plus grands résultats. Au cas où il éprouverait un échec, il ne faudrait pas le blâmer ; on n’obtient pas d’effets importans sans se risquer un peu. » Assurément le général de Manteuffel se risquait beaucoup ; il fallait tout l’orgueil de la victoire pour tenter de telles aventures. Man-