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vaux. Le thermomètre marquait 18 degrés. Un fort vent aigu soufflait sur le plateau, chassant devant lui des nuages de neige, nous aveuglant et formant autour des hommes de petits tas dans lesquels ils étaient enfoncés jusqu’aux genoux. Assis sur nos havre-sacs, nous passâmes la nuit les pieds dans le feu, espérant conserver ainsi notre chaleur vitale… » Joignez à ceci les difficultés croissantes de l’approvisionnement, l’insuffisance complète des vivres, les tourmens de la faim venant achever l’œuvre de démoralisation commencée par le froid.

Le résultat était fatal. Comment continuer, avec des soldats exténués par la misère et par la fatigue, une lutte où l’on s’acharnait inutilement depuis trois jours avec une armée moins éprouvée ? Le général Bourbaki prit son parti le soir du troisième jour ; il vit qu’il ne pouvait plus rien, que l’armée allait fondre sous sa main, et dans la nuit du 17 au 18 il télégraphiait au gouvernement qu’il était obligé, à son grand regret, d’occuper « des positions nouvelles à quelques lieues en arrière de celles sur lesquelles on avait combattu. » Cela signifiait qu’on se mettait en retraite pour ne s’arrêter qu’à Besançon, et si cette fois encore on n’allait pas aussi vite qu’on l’aurait voulu, c’est qu’il fallait rester en mesure de faire face à l’ennemi, qui commençait à sortir de ses lignes de défense pour se mettre à notre poursuite ; c’est qu’en outre, si l’on voulait se retirer aussi régulièrement que possible, il fallait laisser à l’aile gauche de l’armée, qui était la plus éloignée, qui avait le plus long chemin à faire, le temps de se replier en décrivant un arc assez étendu. Après avoir quitté la Lisaine le 18 janvier, on arrivait le 22 autour de Besançon, où l’on comptait être à l’abri des surprises et pouvoir se réorganiser. Bourbaki le croyait du moins ainsi ; il pouvait se faire encore cette illusion parce qu’il ignorait ou ne savait que confusément ce qui se passait autour de lui et déjà non loin de lui.

V.

Ce n’était là en effet qu’une partie, le commencement du terrible drame militaire dont la France orientale devait être le théâtre. Une des premières conditions de sécurité pour l’armée de l’est, même si elle avait réussi sur la Lisaine, et à plus forte raison lorsqu’elle se trouvait sous le coup d’un si cruel mécompte, c’était de rester toujours garantie dans sa marche et dans ses mouvemens contre les diversions que l’ennemi pouvait diriger de l’ouest sur son flanc et sur ses derrières. C’est de là justement que venait le plus redoutable orage, qui se rapprochait et grandissait d’heure en heure.