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l’opération la plus simple sans passer par intermédiaire de son chef. On semblait laisser une certaine liberté au commandant supérieur, on ne lui en laissait aucune, — ou cette liberté qu’on avait l’air de lui abandonner en principe, on la lui retirait en détail. On s’efforçait de le lier de toute façon, et au moment où l’initiative du chef militaire aurait dû s’exercer dans toute sa plénitude, sans autre limite et sans autre sanction que sa responsabilité, on lui écrivait gravement de Bordeaux : « Je désire qu’il soit bien entendu qu’aucune décision ne doit être prise avant de m’avoir été soumise… Il faut, ainsi que je vous l’ai demandé, que vous m’indiquiez chaque soir, aussitôt que la marche de la journée est terminée, les positions exactes des différens corps placés sous vos ordres, ainsi que vos projets pour le lendemain… » Mouvemens, plan d’opérations, détails, on veut tout savoir, tout conduire. « Il nous faut plus que jamais coordonner nos mouvemens, avoir de la suite, ne jamais marcher à l’aventure, mais savoir à toute heure où nous en sommes et ce que nous voulons… »

Bref, on prodiguait les leçons et on prenait ses précautions. On avait mieux fait du reste ; on avait placé auprès du général en chef une sorte d’ad latus ou de « commissaire extraordinaire, » ou de tribun militaire, je ne sais trop de quel nom le nommer. Quel était le rôle de M. de Serre à l’armée de l’est ? On ne l’a jamais bien su. En apparence, il n’avait aucune autorité sérieuse ; en réalité, il se mêlait de bien des choses, il suivait le général, à qui il servait souvent d’intermédiaire, et une certaine opinion faisait de lui un personnage. On disait tout bas qu’il arrivait avec de pleins pouvoirs, qu’il avait dans son portefeuille la révocation de Bourbaki, que le commandement supérieur était destiné à Billot. On ne voyait pas qu’avec ce système on énervait d’avance toute direction, on excitait toutes ces défiances et ces rivalités qui sont le fléau d’une armée. Quant au général en chef, qu’on plaçait dans des conditions si étranges, il sentait indubitablement la position qu’on lui créait. Il ne se faisait illusion ni sur le degré de confiance qu’on lui témoignait, ni sur la valeur de ceux qui prétendaient tout conduire, ni sur les difficultés qui l’entouraient, qu’on semblait se faire un jeu d’aggraver, comme si elles n’étaient pas assez sérieuses. S’il restait à son poste, c’est qu’il croyait que c’était son devoir au moment de l’action et du péril. Il contenait ses susceptibilités, il accueillait sans amertume le nouveau compagnon qu’on lui donnait, M. de Serre, et après s’être vu entouré dans le nord d’espionnages ridicules, il se disait qu’il valait mieux avoir dans son camp, à ses côtés, un jeune homme qui ne manquait d’ailleurs ni d’intelligence, ni d’activité, ni de bonne grâce, qui somme toute ne mettait bientôt dans ses relations qu’une attentive et courtoise déférence.