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jou, la France entière au-delà de la Loire. Un étrange et cruel concours de circonstances a fait de la campagne de l’est une tentative impuissante et une catastrophe. Tardivement conçue et légèrement préparée, accomplie dans les conditions les plus ingrates, compromise par l’impéritie d’auxiliaires plus bruyans qu’efficaces, assombrie par l’acte de désespoir d’un chef aussi malheureux qu’héroïque, poursuivie jusqu’au bout sous les rigueurs d’un hiver implacable, cette expédition aux lugubres et dramatiques péripéties a eu tout contre elle : elle a été, en fin de compte, un nouveau 1812, une sorte de retraite de Russie en pleine France, et, comme pour épuiser toutes les fatalités, une de nos dernières armées n’a échappé à un Sedan qu’en passant la frontière de la Suisse !

Elle a été sans doute vaincue par l’ennemi, cette armée, je ne dis pas le contraire ; elle a été aussi et surtout la victime des élémens, de l’incohérence de sa propre organisation, de l’imprévoyance de ceux qui l’ont jetée dans une entreprise presque impossible à un pareil moment. Elle n’a point secouru Paris comme on le voulait, rien n’est plus certain ; c’est Paris qui en tombant l’a poussée à sa ruine définitive, à une expatriation nécessaire, par un armistice mal combiné, inexactement notifié et faussement interprété. Cette évasion fatale en pays étranger, c’est la dernière et sombre étape de ces soldats qui vers la mi-décembre 1870, sous le nom de première armée de la Loire, partaient de Bourges pour aller se jeter, disait-on, sur les lignes des communications allemandes à travers les neiges de la Franche-Comté et des Vosges.

Certes cette contrée orientale de la France où allait se dérouler un si terrible drame militaire, cette contrée était faite pour devenir la région privilégiée de la défense. Elle a sa force en elle-même, dans sa configuration, dans sa position. Couverte au nord par cet épais massif des Vosges, qui en venant du Palatinat s’élève jusqu’au ballon d’Alsace, adossée au Jura, garantie à l’ouest par les montagnes et les défilés de la Côte-d’Or, sillonnée dans l’intervalle par des rivières, la Saône, l’Ognon, le Doubs, qui se rejoignent avant de s’en aller vers le Rhône, et qui sont autant de lignes naturelles de stratégie, elle est de plus protégée par ces trois places de guerre, Belfort, Besançon, Langres, qui sont comme trois portes de sûreté formant un redoutable triangle. Un peu fortement occupée, cette région pouvait être inexpugnable, ou tout au moins difficile à entamer et dangereuse pour l’ennemi. Une armée à demi sérieuse, formée sur le Doubs, appelée à manœuvrer entre Besançon, Belfort et Langres, aurait pu devenir le plus puissant instrument de défense et changer peut-être toutes les conditions de la guerre ; elle pouvait surveiller la Haute-Alsace et les passages du Rhin de Bâle à Fribourg,