Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/755

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est l’avis de la plupart des naturalistes, et leur argument principal, c’est que les oiseaux bâtissent toujours sur le même plan sans y rien changer, tandis que l’homme modifie et perfectionne graduellement ses méthodes de construction. Or cet argument repose-t-il sur des faits incontestables, et la conclusion est-elle légitime ? Un naturaliste anglais qui jouit d’une grande autorité en ces matières, M. Alfred Russel Wallace, l’émule de Darwin, s’attache à démontrer le contraire dans son récent ouvrage sur la Sélection naturelle[1]. Selon lui, l’oiseau ne fait pas son nid par instinct ; les facultés mentales qu’il manifeste dans cette opération sont du même ordre que celles dont l’homme fait preuve en construisant sa demeure, et ces facultés sont simplement l’imitation et un raisonnement rudimentaire qui permet de tenir compte de circonstances extérieures données. Aussi voit-on les oiseaux changer et améliorer leurs procédés sous l’influence des mêmes causes qui déterminent le progrès chez l’homme, et réciproquement ce dernier rester stationnaire lorsqu’il ne reçoit aucune impulsion du dehors.

Qu’est-ce au fond que l’instinct ? C’est la faculté d’accomplir des actes complexes, sans instruction ni expérience préalables ; l’instinct mettrait donc les animaux en état d’exécuter spontanément des actes qui, chez l’homme, supposent un raisonnement, un enchaînement logique d’idées. Or, lorsqu’on entreprend d’examiner les faits d’observation qui sont donnés comme preuve de la puissance de l’instinct, on s’aperçoit qu’ils sont rarement concluans. C’est ainsi qu’il est convenu que le chant est inné chez les oiseaux, et pourtant une expérience des plus simples prouve qu’il dépend de l’enseignement qui leur est donné. Au siècle dernier, Barrington élevait des linottes, prises dans le nid, avec différentes espèces d’alouettes, et constatait que chaque linotte adoptait entièrement le chant du maître qu’on lui avait donné, à tel point que ces linottes, naturalisées alouettes, faisaient ensuite bande à part au milieu des oiseaux de leur propre espèce. Le rossignol lui-même, dont le chant naturel est si beau, montre dans la domesticité une grande aptitude à imiter d’autres oiseaux chanteurs. C’est donc l’enseignement qui détermine le chant, et il doit en être de même de la nidification. Un oiseau élevé en cage dès sa naissance ne fait pas le nid caractéristique de son espèce ; on a beau lui fournir les matériaux nécessaires, il s’y prend maladroitement, il entasse les matériaux sans art, souvent même il renonce à bâtir quelque chose qui ressemble à un nid. Cette observation bien connue ne prouve-t-elle pas que, loin d’être guidé par l’instinct, l’oiseau apprend à faire son nid, comme l’homme apprend à bâtir ? On la compléterait en lâchant, dans un enclos couvert d’un filet, un couple isolé dès sa naissance, afin de voir quel nid produiront ses efforts

  1. Traduit par M. Lucien de Candolle, Paris 1872. Reinwald.