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croire que notre littérature est la seule, que notre théâtre est le seul, qu’on nous admire, qu’on nous envie, que la royauté de l’intelligence humaine nous appartient sans conteste. Nous apprendrons quelles sont les conditions de cette royauté, nous saurons qu’elle est mise perpétuellement au concours et qu’il faut sans cesse la conquérir, si on ne veut pas déchoir. Alors aussi les écrivains ne s’enfermeront plus dans un cercle de pensées et de situations qui peuvent donner la plus fausse idée de la France et fournir des armes à nos ennemis ; affranchi de la routine et de la mode, l’art pourra marcher d’un pas libre dans les voies où le soutiendra le goût public, armé d’exigences plus hautes.

Ces réflexions ne s’appliquent pas toutes au drame domestique que M. Edouard Pailleron vient de faire représenter au Théâtre-Français ; je suis obligé pourtant de lui en adresser une certaine part. Pourquoi toujours ces aventures où l’honneur du foyer conjugal est en question, au lieu des grands sujets que tout vous conseille désormais ? Je sais bien que M. Pailleron ne s’attache pas à la peinture complaisante du mal, il aime les gens honnêtes, il les encourage, il prend parti pour eux, il se plaît à les mettre aux prises avec les devoirs les plus pénibles, quelquefois, comme dans les Faux Ménages, avec des difficultés insurmontables, c’est-à-dire avec ces lois non écrites contre lesquelles se brisent tragiquement les intentions les plus droites. Ce titre même de tragédie bourgeoise, que l’auteur d’Hélène a voulu donner à son œuvre[1], indique des intentions d’un ordre élevé, On sait d’avance que le poète ne jouera pas avec le mal qu’il va nous représenter, que la lutte dont il s’agit est sérieuse, et que son héros, comme dans la tragédie d’autrefois, opposera une conscience droite aux coups les plus violens de la destinée. À ce point de vue, M. Pailleron ne calomnie pas la société française ainsi que le fait trop souvent l’audace d’une autre école. Les personnages de M. Pailleron sont presque toujours sympathiques ? on voudrait seulement qu’il fît briller ces élémens aimables de la société française sur un terrain mieux choisi, dans une lumière plus pure.

C’est un type d’honneur assurément que ce médecin laborieux, dévoué, homme de devoir et de famille entre tous, M. Jean, le mari d’Hélène. Orphelin, fils de ses œuvres, il a été le gardien, le tuteur, il a été le père et la mère de sa jeune sœur. Comme il travaillait avec amour, travaillant pour elle autant que pour lui-même ! Aucune tâche ne lui était trop pénible, aucun fardeau trop lourd. Le bonheur l’a récompensé ; il a épousé depuis un an une jeune femme charmante, et dans quelques semaines il va marier sa sœur à un gentilhomme qui l’aime. Tout est souriant dans cette honnête maison. Quel chaste et gracieux abri pour les amours de Blanche et du comte Paul ! Hélène seule est languissante,

  1. Hélène, tragédie bourgeoise, en trois actes, en vers ; in-8o. Paris, Michel Lévy.