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joie injurieuse les critiques allemands les ont retournés contre nous depuis une quinzaine d’années ! On nous signalait comme une nation dégénérée et à jamais perdue ; d’un peuple où la famille n’est plus rien, disaient-ils, l’Allemagne aura facilement raison. Et sur la foi de quelles enquêtes tenaient-ils ce langage ? Sur la foi de nos drames et de nos romans. Ne croyez pas que ce fussent seulement des remarques littéraires et morales échappées à quelques critiques, des avertissemens plus ou moins honnêtes, des boutades plus ou moins impertinentes, comme ces paroles de hasard qui éclatent et se perdent dans le mouvement de la polémique ; c’était devenu l’opinion consacrée, c’était le lieu-commun universel. J’ai entendu un de nos plus illustres savans raconter une conversation qu’il avait eue à Paris en 1867 avec un des plus grands souverains de l’Europe. « Oui, tout cela est merveilleux, disait le monarque au sujet de l’exposition universelle, vous avez une industrie savante et habile, vous avez l’art, l’esprit, le goût, et quel pays ! que d’élémens de richesses ! Mais vous n’avez pas de mœurs, vous n’avez pas le respect du mariage, vous ne pouvez avoir le culte de la famille, vos enfans ne sont pas à vous. Oh ! ne vous récriez point : vos drames et vos romans sont là. Nous savons quels sujets sont traités sur vos théâtres, et avec quelle complaisance on s’y attache. » Celui à qui étaient confiées ces observations si pénibles pour notre honneur n’est pas seulement un maître de la science, c’est une âme élevée, un penseur chrétien ; il reconnut que la société française n’était pas exempte de grandes misères, il affirma pourtant qu’elle offrait aussi de nombreux exemples de vertu, d’honnêteté, de fidélité aux lois éternelles, surtout il invita le prince à ne pas prendre pour documens authentiques des ouvrages qui nous calomnient.

Il est temps que les écrivains d’imagination se montrent moins indifférens à ce qu’on pense de nous chez nos voisins. On s’occupe aujourd’hui, et avec juste raison, d’imprimer un vigoureux élan à l’étude des langues étrangères ; si nous obtenons sur ce point les succès qui nous sont promis, ce ne sera pas seulement telle ou telle branche de notre activité qui profitera de cette réforme, notre caractère même y gagnera. Nous nous corrigerons de certains défauts qui nous causent de graves préjudices. Voltaire, parmi beaucoup d’impertinences, a insinué quelque chose de cela dans son Discours aux Velches : « ô Velches, mes compatriotes ! vos compilateurs, que vous prenez pour des historiens, vous appellent souvent le premier peuple de l’univers, et votre royaume le premier royaume. Cela n’est pas civil pour les autres nations… » Aujourd’hui, la chose est plus grave : il ne s’agit plus de connaître les autres nations pour ne pas manquer à la civilité, nous sommes tenus de les connaître pour nous redresser nous-mêmes. Quand nous serons en mesure de suivre l’impression que produit notre littérature sur les autres membres de la société européenne, nous perdrons l’habitude de