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Allemagne : il n’y avait plus ni hommes ni institutions-, la corruption universelle annonçait la catastrophe inévitable ; en un mot, on était à la veille d’Iéna et d’Auerstaedt. C’est dans ce profond abaissement moral de sa patrie que Schiller composa Guillaume Tell. Voilà un de ces grands contre-coups dont je parlais tout à l’heure, une de ces répliques viriles que le génie provoqué adresse aux hommes de son temps.

Pourquoi l’art aujourd’hui, particulièrement l’art dramatique, semble-t-il étranger dans notre France aux commotions que nous avons subies, aux craintes ou aux espérances qui nous agitent ? Est-ce indifférence de la part des écrivains qui travaillent pour le théâtre ? Il est impossible de le penser. Est-ce légèreté de cœur, timidité d’esprit ? Je ne le crois pas davantage. Plus j’examine les aspects divers du problème, plus je m’assure que c’est la direction qui fait défaut. Et quelle direction ? La première de toutes, celle de l’opinion publique. Quand le public, après tant de leçons terribles, continue d’accueillir avec la même faveur, avec la même curiosité banale, des pièces consacrées à des situations malsaines, à des dissertations écœurantes, à des thèses insupportables, les jeunes écrivains s’habituent à regarder ces sujets comme le véritable domaine du théâtre ; ils y courent, ils s’y jettent, ils n’en peuvent plus sortir. Ce serait au parterre à leur dire énergiquement : « Claudite jam rivos, pueri. Assez ! assez ! la cause est entendue. Il y a d’autres tableaux à nous mettre sous les yeux. Nous ne sommes plus le même peuple ; nous avons besoin d’une nourriture plus forte, ayant à guérir tant de blessures et à traverser tant d’épreuves. » Mais non, le public n’y songe pas ; le théâtre n’est à ses yeux qu’un simple amusement ; soit qu’il estime trop peu cette forme de l’art pour lui demander compte du mal qu’elle fait et du bien qu’elle ne fait pas, soit qu’il s’abandonne, ici comme ailleurs, à cette apathie funeste dont le résultat est l’abstention, c’est-à-dire une sorte de suicide moral, le public a renoncé à son caractère de juge. Il va où on le mène, et, comme il ne sait rien exiger, il n’y a pas de raison pour que cette routine ait une fin. Il a pourtant ses velléités, ce public trop endormi, mais velléités indirectes et par conséquent un peu molles. En de certaines reprises de l’ancien répertoire, quand il accueille avec enthousiasme les œuvres du grand art, quand il est tout heureux de retrouver dans Andromaque une si vigoureuse étude de la passion, quand il applaudit Rodrigue et Chimène toujours jeunes après tant d’années, il montre bien que les petites questions et les petits personnages du drame domestique ne lui font pas oublier la grande humanité. C’est un bon signe assurément que cette admiration rétrospective ; on voudrait voir s’y joindre des exigences plus décisives, à l’adresse de l’art contemporain. En littérature comme en politique, il faut croire à ses principes et ne. pas se désintéresser du succès. Tant que l’opinion, par le plus légitime des veto, n’aura pas repris efficacement la direction générale du théâtre, on verra reparaître des sujets qui