Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

locution invariable qui nous l’apprendra ; ils disent : Le médecin passe, le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut guère faire autrement, car il n’a pas le loisir de s’arrêter. Le personnel médical n’est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les cinq asiles municipaux contiennent 3,920 places ; ils sont sous la direction thérapeutique de 15 médecins, dont 8 seulement résident dans l’établissement même. Le service est donc distribué de façon que chaque médecin a 261 malades à soigner[1].

Or il faut bien cinq minutes pour interroger un aliéné, se rendre compte de son état, de l’effet que le traitement a pu produire ; cinq minutes par malade donnent un total de vingt et une heures, c’est ce qu’exigerait une visite consciencieuse dans les salles. J’admets que la moitié des malades soient paralytiques, aphasiques, gâteux et incurables ; il reste dix heures et demie. On ne doit donc pas s’étonner si les agités hurlent sans qu’on vienne à leur aide, et si un médecin signe machinalement un bulletin sanitaire qui depuis longtemps aurait dû être converti en bulletin de décès. Un aveu explicite a été fait à cet égard par un spécialiste éminent, et il est bon de le citer, car il dispense de tout commentaire. Ferrus, médecin en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur-général des asiles d’aliénés en France, a écrit : « Dans le service des aliénés de Bicêtre, où se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m’a fallu plusieurs années d’une étude suivie pour prendre une connaissance exacte de chacun d’eux, ce qu’il m’eût été difficile d’obtenir, si je n’avais été bien secondé[2]. »

J’ai visité beaucoup d’asiles et dans bien des pays ; j’en ai vu un qui me paraît être un modèle au point de vue du personnel médical et des soins que l’on prodigue aux malades : c’est l’établissement d’Illenau, que Falret père signalait dès 1845 à l’attention du monde savant dans les Annales médico-psychologiques. Le docteur Roller, qui l’a fondé en 1837, le dirige encore ; l’infatigable vieillard semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse, une vigueur toujours renaissante dans l’accomplissement du devoir et dans l’amour de sa profession. Pour une population d’aliénés qui ne peut pas s’élever au-dessus de 420, il y a un personnel de 150 gardiens et

  1. Cette moyenne est dépassée quelquefois : au 15 juin dernier, la division des petites loges de la Salpêtrière, dirigée par un seul médecin, contenait 327 malades. Du reste voici à la même date la population et le personnel médical des cinq asiles : Sainte-Anne 524 malades, 4 médecins, — Ville-Évrard 248 malades, 2 médecins, — Vaucluse 597 malades, 2 médecins, — Bicêtre 419 malades, 3 médecins, — la Salpetrière 902 malades, 4 médecins. Bicêtre et Ville-Évrard, évacués pendant la période d’investissement, n’ont pas encore de services bien complets. En état normal, Ville-Évrard peut renfermer 600 malades et Bicêtre 740.
  2. Des Aliénés, par E. Ferrus, Paris, veuve Huzard ; in-8o, 1834, p. 206.