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trente ans de distance, je trouve un fait absolument semblable et conduisant à la même méprise. En 1594, le parlement de Dôle condamne à être traîné sur une claie et brûlé vif un certain Gilles Garnier, surnommé l’ermite de Saint-Bonnet, loup-garou qui habitait une forêt et avait tué un enfant dont il avait mangé les entrailles ; en 1824, Antoine Léger va vivre dans les bois, enlève une petite fille de quatorze ans, la tue, mange son cœur, et est condamné à mort par la cour d’assises de Versailles. L’un et l’autre étaient deux maniaques frappés de lycanthropie. Esquirol et Gall firent l’autopsie de Léger : ils trouvèrent que la pie-mère adhérait au cerveau ; Charles Robin a constaté un accident identique chez Lemaire, et Momble avait la dure-mère adhérente à la boîte osseuse. Il y a en ce moment à la sûreté de Bicêtre un jeune homme condamné à une longue peine infamante pour un attentat aux mœurs commis dans des conditions particulièrement révoltantes. Il a la pâleur grise caractéristique, un certain boursouflement des paupières ; sa pupille, semblable à celle des oiseaux crépusculaires, l’engoulevent et la bécasse, est dilatée comme s’il avait pris de la belladone. Il est paisible et soumis à son sort, quoiqu’il ne comprenne guère en quoi il l’a mérité. Il est sujet parfois à ce qu’on nomme des absences : il tombé subitement dans une sorte d’extase où il reste plongé un jour ou deux ; il en sort brusquement, reprend vie à la minute précise où l’accès l’a saisi, et ne conserve aucun souvenir de ce qu’il a fait pendant que son corps seul était sur terre et que son âme voyageait dans les espaces ouverts à la folie. Son état mental, reconnu après sa condamnation, lui a du moins valu d’être enfermé à la sûreté, et lui a épargné les galères.

Lorsque l’on essaya d’établir en France l’isolement cellulaire dans les prisons, il ne manqua pas de gens qui, ne sachant pas le premier mot de la question et ne se doutant pas que le système en commun est une école où le crime est publiquement professé, déclarèrent que tous les détenus allaient immédiatement devenir fous. Une commission, choisie parmi les aliénistes les plus savans et qui comptait dans son sein des hommes tels que Ferrus, Lelut, Parchappe, fut chargée d’étudier l’état mental des condamnés enfermés dans les maisons centrales. Le résultat de cette enquête, publié en 1844, donna sur l’insanité des criminels des notions qu’on ne soupçonnait guère. À cette époque, la proportion des aliénés, par rapport à la population totale de la France, était de 1 sur 1,000 ; dans les prisons, la proportion fut de 20 sur 1,000. Le système cellulaire n’y était pour rien, puisque les maisons centrales, vivaient sous le régime libre. — Il est bien difficile en effet, lorsqu’on a, sans parti pris d’avance, étudié de près les malfaiteurs,