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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

pas sur la terre allemande ? On a souvent observé qu’il régnait dans les villes rhénanes une sourde hostilité entre les soldats et les habitans ; on n’y pardonnait guère aux officiers leurs airs hautains et leur mépris trop peu dissimulé pour la population bourgeoise. À Mayence, où avant la campagne de 1866 les Prussiens et les Autrichiens tenaient en même temps garnison, le peuple témoignait autant d’aversion aux premiers que de sympathie pour les seconds ; chaque fois qu’une rixe éclatait entre quelques soldats des deux armées, les assistans prenaient parti pour l’uniforme autrichien. On a remarqué pendant toute la guerre dans les pays occupés, on remarque aujourd’hui dans les provinces conquises, qu’aucune cordialité n’existe entre les troupes bavaroises et les troupes prussiennes. Ces compagnons d’armes, qui campent ensemble sur notre sol et s’enrichissent de nos dépouilles, ne s’entendent que contre nous. Les Bavarois laissent fréquemment percer l’antipathie que leur inspire la Prusse ; les officiers et les soldats des deux armées ne se rapprochent que pour les besoins du service ; le service fini, les rapports cessent. On ne voit jamais ces prétendus enfans de la même mère, ces représentans de l’unité germanique, se confondre en groupes amicaux. Les uns et les autres vivent à part, se promènent à part, adoptent des lieux de réunion et de récréation différens. Quelquefois même il leur arrive de se quereller lorsqu’ils se rencontrent, et d’en venir aux mains en public. Plus d’un combat de ce genre a ensanglanté les rues de Metz : récemment encore, dans un simulacre de petite guerre entre les deux armées, on a échangé des projectiles et des coups de baïonnette ; la journée s’est terminée par un défilé de blessés recueillis dans la campagne et ramenés par les paysans sur des charrettes.

Les réflexions que de telles scènes inspirent aux annexés leur font apprécier à sa juste valeur le bienfait de l’unité germanique. Qu’il y a loin de ces divisions intestines, de ces haines latentes toujours sur le point d’éclater, à la cordiale union des différentes parties de la France, à la fusion des races les plus diverses au sein de notre armée ! La patrie artificielle qu’on leur offre, cet empire allemand composé de morceaux mal attachés, qui ne se maintient que par la force, auquel on ne les incorpore que par un nouvel acte de violence, peut-il leur tenir lieu de la vieille unité française ? Combien le soldat français, malgré ses malheurs et ses revers, leur présente une image plus attrayante de la nation en armes que son redoutable vainqueur ! Quel contraste entre l’humeur vive, aimable, de l’un et la raideur pédantesque de l’autre ! L’Alsacien et le Lorrain se reconnaissent eux-mêmes avec leurs qualités gauloises sous les traits de nos soldats, tandis qu’ils ne