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Le quartier des idiots à Bicêtre est une hideuse renfermerie aménagée tant bien que mal dans des bâtimens trop étroits, désagréablement distribués, branlant de vétusté, et qui depuis longtemps auraient dû tomber sous la pioche des démolisseurs ; il est du moins hygiéniquement disposé en bon air sur la hauteur qui domine la plaine de Gentilly ; mais on ne peut le parcourir sans tristesse, car il n’y a pas de spectacle plus navrant que celui de ces animaux à face humaine, chez qui rien d’humain ne subsiste. On est surpris que la vie se soit emparée de ces difformes apparences, et ait pu s’y installer. Leur crâne déprimé, leurs yeux atones, leur lèvre pendante et baveuse, leurs gestes incohérens, leur démarche oscillante, assez semblable à celle de jeunes ours dressés sur leurs pattes de derrière, en font un objet d’étonnement et de commisération infinie. Beaucoup d’entre eux sont aphasiques, c’est-à-dire ne peuvent parler : ils entendent, ils peuvent articuler des sons, mais il leur est impossible de retenir un mot et de lui reconnaître une valeur significative quelconque. Il y en a cependant qui parviennent à se forger deux ou trois vocables pour exprimer non pas des idées, mais des besoins matériels fort simples ; Esquirol cite une idiote qui disait pignon lorsqu’elle voulait manger, et agnon quand elle avait soif. On ne peut dire qu’ils aient des vices, puisqu’ils ne peuvent comprendre la différence du bien et du mal ; ils ont des habitudes invariablement mauvaises et des mœurs déplorables : ce sont des singes maladroits et mal faisans. Parmi eux, il en existe quelques-uns qui peuvent proférer quelques paroles, chez qui la matière mal conformée n’a pas envahi l’âme tout entière, et qui offrent une lueur incertaine, vacillante, à peine visible, dont on cherche à tirer parti. Ferrus est le premier qui ait essayé de les faire instruire, et Bicêtre possède une école, — école bien primaire, — pour les jeunes idiots. Leur instituteur mérite d’être nommé, car jamais, je crois, tâche plus ingrate n’est incombée à un homme. Depuis trente-deux ans, M. Delaporte a vu passer tous les jeunes idiots que Bicêtre a renfermés. Sans se décourager jamais, il a roulé ce rocher de Sisyphe ; à force de patience, de persistance, il leur a donné quelques notions de lecture, d’écriture, de calcul et de géographie. Il a tenté par tous les moyens imaginables de mettre un peu de lumière dans ces cerveaux obscurs ; il a réussi quelquefois, mais pour combien de jours, pour combien d’heures ? Presque tous ses écoliers sont épileptiques ; un accès survient, tout est oublié ; on recommence, on serine de nouveau ces malheureux êtres inconsistans ; à la première attaque, tout s’envole. Près de la classe, dans une salle largement aérée, est une sorte de grande auge en bois, capitonnée de matelas ; c’est là qu’on porte ceux que