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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

forme prussien. Les habitans de l’Alsace et de la Lorraine, habitués de longue date aux plus glorieux souvenirs, n’ont plus à faire depuis longtemps l’apprentissage de la joie populaire qu’inspire la nouveauté de la victoire ; ils appartiennent à une nation qui représente pour eux, non depuis quelques jours, mais depuis des siècles, l’image de la grandeur ; ils ont promené leur drapeau, le drapeau de la France, sur autant de champs de bataille que la Prusse compte d’années ; ils ont été avec Kléber en Égypte, avec Richepanse à Hohenlinden, avec Ney à Borodino. Persuadera-t-on aux Alsaciens et aux Lorrains que deux campagnes heureuses méritent plus d’admiration qu’une longue suite de combats héroïques ?

Ce serait une erreur du patriotisme de contester le triomphe des Allemands dans la guerre de 1870 ; victorieux dès le début, nos ennemis l’ont été jusqu’au bout, sans que la fortune nous ait accordé d’autre faveur que de leur faire payer chèrement quelques-uns de leurs succès. Il manque néanmoins quelque chose à cette guerre, si bien conduite et si heureusement terminée, pour que le souvenir s’en grave en traits brillans dans l’imagination des hommes. La savante organisation d’une armée, l’habile emploi d’une artillerie formidable, ne fournissent à la légende qu’une matière ingrate et dépourvue de poésie. Les qualités personnelles de l’homme, le sang-froid, la bravoure, l’audace, y sont remplacées par la précision mathématique des mouvemens, par l’intelligente distribution des masses, par la régularité rapide d’un tir à longue portée. Dans ces manœuvres où se déploie la science réfléchie du tacticien, rien ne semble donné à l’inspiration soudaine du génie, à cette fougue chevaleresque qui entraîne les soldats et les conduit à travers le danger aux entreprises mémorables. Parmi les chefs justement estimés de l’armée allemande, qui donc nous apparaît sous des traits héroïques, quel nom prononcera-t-on avec des frémissemens d’enthousiasme ? Quels exploits la génération qui les aura vus racontera-t-elle aux générations futures ? Où sont les épisodes que la tactique moderne peut opposer aux faits d’armes éclatans d’un Ney, d’un Masséna, toujours au premier rang, toujours prêts à payer de leur personne au plus fort de la mêlée, au plus épais des bataillons ennemis ? La figure sévère de M. de Moltke, le visage hautain du prince Frédéric-Charles, rayonnent-ils de la même gloire que le front d’un Hoche, d’un Kléber ou d’un Bonaparte ?

Nous sommes peut-être trop sensibles en France à la séduction des qualités brillantes. Si c’est là un défaut national, l’Alsace et la Lorraine ont trop de notre sang pour ne point le partager avec nous. Nous aimons tant l’héroïsme que nous l’admirons chez nos ennemis aussi bien que chez nos compatriotes. Si les Prussiens