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raient pas autrement que ceux qui sont partis. Leur grief serait le même : qu’ils restent ou qu’ils partent, qu’on les ménage ou qu’on ne les ménage point, les Alsaciens et les Lorrains n’accepteront jamais qu’on dispose de leur sort sans leur consentement, que, les sachant français de cœur, on les condamne à ne plus l’être. De tels abus de la force ne se rachètent par aucune habileté administrative. La seule marque de bon vouloir que les annexés demandent à l’Allemagne, c’est de les laisser libres, de les appeler au scrutin pour choisir entre l’Allemagne et la France, et de s’en rapporter à leur décision. Le jour où le gouvernement prussien leur accordera satisfaction sur ce point, il n’y aura plus de malentendu entre lui et l’Alsace-Lorraine. Jusque-là, les vaincus et les vainqueurs vivront en ennemis sur le même sol, comme deux populations distinctes et irréconciliables, sans jamais se rapprocher ni même se comprendre. Que pourrait-il y avoir de commun entre ceux qui tous les jours subissent une destinée contre laquelle ils protestent et ceux qui la leur imposent, sans ignorer la violence qu’ils leur font ? D’une part le sentiment de l’injustice qu’on souffre, de l’autre la conscience du mal qu’on fait, empêchent tout rapprochement.

Il est vrai que beaucoup d’Allemands, infatués de leur grandeur, s’imaginent que ces répugnances de l’Alsace et de la Lorraine auront un terme, qu’un jour viendra où les populations annexées reconnaîtront les bienfaits de l’annexion, s’applaudiront d’appartenir à une nation aussi sage, aussi grande, aussi glorieuse que la nation allemande, et se détacheront enfin de leurs souvenirs français. Un soldat du Holstein cantonné en Alsace exprimait naïvement cette pensée en voyant son hôte verser des larmes à la lecture du traité de paix. « Vous aussi, lui disait-il, vous êtes comme moi un Prussien forcé, que voulez-vous ? Il faut se résigner à la nécessité. D’ailleurs, si vous devenez Prussien, vous devenez Allemand ; faire partie de la grande Allemagne, il y a là de quoi vous consoler. » Cette considération ne touche personne dans les provinces conquises. On n’y est pas aussi convaincu que les Allemands de la supériorité de l’Allemagne ; on se demande même avec un peu d’ironie quels avantages les vainqueurs apportent aux vaincus en échange de ce qu’ils leur prennent, par quelles qualités éclatantes la race germanique se signale à l’admiration des peuples, quel prestige elle prétend exercer sur ses nouveaux sujets. Un habitant de Francfort, de Hambourg, du Hanovre, de Mayence, tout en regrettant les libertés locales et la paix dont jouissaient les petits, états, peut éprouver quelque orgueil d’appartenir désormais à une grande nation, aspirer pour la première fois la fumée de la gloire et s’enivrer de triomphes qu’il n’eût jamais connus, s’il n’avait endossé l’uni-