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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

tative d’assimilation germanique, si tant de familles émigrent plutôt que de se soumettre à l’Allemagne, la faute en est, suivant eux, à la sévérité des instructions officielles et à la maladresse des agens qui les appliquent. Une politique plus conciliante et plus douce, un délai de dix ans accordé à tous les annexés avant de les astreindre à l’usage de la langue allemande et au service militaire, de grands ménagemens envers les personnes et surtout envers les communautés religieuses, eussent calmé les esprits et consolé peu à peu les tristesses patriotiques. Ceux qui parlent ainsi de bonne foi témoignent ou d’un optimisme enclin à toutes les illusions, ou d’une connaissance fort imparfaite de ce qui se passe au fond des âmes sur tous les points du territoire annexé. Sans doute, il eût été possible d’administrer avec plus de bienveillance les provinces conquises, de les traiter plus humainement, et de leur imposer des conditions moins dures. Qu’on ne s’imagine pas néanmoins que de bons procédés les eussent réconciliées avec leur sort et rapprochées de l’Allemagne. Pour ces populations françaises, attachées à la patrie comme le membre l’est au corps, nourries de nos souvenirs, bercées des légendes de notre gloire, pénétrées de notre esprit, rien ne peut effacer le crime de la conquête. Tant qu’on ne leur rendra pas la nationalité qu’on leur a prise, elles ne se consoleront point, elles n’oublieront point, elles ne pardonneront point. Aussi longtemps qu’il restera en Alsace-Lorraine quelques descendans des premiers annexés, ceux-là protesteront contre l’abus de la force et attendront avec confiance l’heure toujours espérée de la réparation. Il ne s’agit point ici d’une question administrative, des bonnes ou des mauvaises dispositions du gouvernement prussien à l’égard des provinces conquises, des instructions clémentes ou rigoureuses qu’il adressera à ses agens. Le fait seul de l’annexion rend à tout jamais impossible un rapprochement entre ceux qui en sont les victimes et ceux qui en profitent. L’habileté et la bonne grâce des administrateurs les plus concilians ne changeront rien à une situation plus forte que les combinaisons humaines.

Assurément la Prusse eût retenu plus de monde, surtout plus de jeunes gens, sur le territoire annexé, si elle n’avait point exigé dans un aussi bref délai le service militaire de ses nouveaux sujets ; mais au fond qu’y eût-elle gagné ? Cette modération politique eût-elle désarmé les ressentimens, fait oublier aux populations qu’on les réunit malgré elles à l’Allemagne, qu’au mois de février 1871 elles votaient pour la France, et qu’au mépris de ce vœu, si unanimement exprimé par le choix de leurs représentans, on les arrache à une patrie qu’elles aiment pour leur imposer une patrie qu’elles repoussent ? Ceux qui seraient restés ne penseraient pas, ne senti-