Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/585

Cette page a été validée par deux contributeurs.
579
LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

en Prusse au subordonné en face du supérieur. Le soldat prussien ne respecte pas seulement son chef, il le redoute ; une sorte de frayeur se peint dans ses traits lorsqu’il le regarde, comme s’il craignait de ne pouvoir lui témoigner assez de respect, assez d’obéissance. Une armée d’hommes intelligens, qui compte dans ses rangs toute la jeunesse éclairée d’Allemagne, ne se laissera peut-être point conduire indéfiniment par la terreur ; une réaction est possible, quelques symptômes de résistance se sont produits, dit-on, pendant l’occupation des départemens français. On ne fait pas impunément violence au sentiment de dignité que tout homme porte en soi. Le soldat pourra se lasser un jour d’être traité par l’officier comme s’il appartenait à une race inférieure et déchue de tous droits. Déjà beaucoup émigrent pour échapper au régime militaire. La prétendue prospérité que l’Allemagne doit à ses victoires et à son organisation savante, loin de se traduire par un accroissement de satisfaction dans toutes les classes de la société, se traduit jusqu’ici par un chiffre d’émigration plus considérable. Au mois de mars 1872, 6 534 émigrés allemands débarquaient à New-York, où plus de 12 000 étaient arrivés en un seul trimestre.

Les Alsaciens et les Lorrains ne manquent pas de remarquer qu’au moment où la France, à l’exemple de l’Allemagne et sous le coup d’une nécessité inexorable, établit chez elle l’obligation du service militaire, elle en atténue du moins les effets par les précautions qu’elle prend pour que les soldats, qui sortiront désormais de tous les rangs de la société, ne soient exposés de la part de leurs chefs à aucune vexation, à aucun acte de brutalité. Une circulaire du général de Cissey recommande à nos officiers de ne se servir, en parlant à leurs hommes, d’aucune expression grossière. Nulle part peut-être cette précaution n’est plus nécessaire que dans un pays où les susceptibilités s’éveillent si vite, où chacun est plus disposé à trop s’estimer soi-même qu’à ne pas s’estimer assez. Les Lorrains et les Alsaciens, si Français de cœur, de sentimens, d’habitudes, ne pensent pas autrement sur ce point que le reste de la France. Comment ne préféreraient-ils pas la douceur relative du régime militaire français à l’insolence du militarisme prussien ?

L’expulsion récente des jésuites augmente encore les griefs de l’Alsace-Lorraine contre ses nouveaux maîtres, et détermine le départ de nombreuses familles en fermant à Metz la seule maison d’éducation française qui eût survécu à la conquête. À Strasbourg, où les pères n’occupaient qu’un modeste établissement et ne desservaient qu’une simple chapelle, on les a traités avec la dernière rigueur, comme si leur présence faisait courir à l’empire d’Allemagne quelque danger immédiat. — Ordre leur a été donné de quitter la ville sur-le-champ, défense faite de remplir,