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fussent soumis au même régime. Nos paysans ont témoigné à cet égard une fermeté qu’on n’eût pas osé attendre de leurs habitudes d’esprit un peu craintives. Les agens prussiens qui parcouraient les campagnes en menaçant les familles de ceux qui partiraient d’une amende de 50 à 1 000 thalers ne réussirent à empêcher aucun départ : tout au plus décidaient-ils les parens à partir en même temps que les enfans. On a vu aux environs d’Ottange des fils de paysans riches, dont le bien-être était assuré s’ils avaient voulu rester sur leurs terres, aller servir comme ouvriers dans les usines françaises pour échapper à la conscription prussienne. « Gardez nos champs, disaient-ils au père et à la mère, et ne vous inquiétez pas de nous. Nous avons des bras, nous travaillerons, nous gagnerons notre vie en France. »

On sait cependant quel est l’esprit militaire des provinces annexées, que de généraux l’Alsace et la Lorraine ont fournis à la France : Custines, Kellermann, Kléber, Rapp, Lassalle, Ney, Oudinot, Mouton, Molitor, Duroc, Drouot, Victor, Gouvion Saint-Cyr, pour ne parler que des plus célèbres. Les deux départemens du Haut-Rhin et du Bas-Rhin étaient pour notre armée une pépinière de remplaçans ; mais il a suffi aux Alsaciens d’assister à quelques manœuvres prussiennes pour n’éprouver aucune envie d’y prendre part. La brutalité avec laquelle les officiers allemands traitent leurs soldats révolte les habitudes françaises ; à la moindre faute, pour le plus léger motif, les injures et les coups pleuvent sur le coupable ; on voit souvent de jeunes conscrits revenir de l’exercice la figure ensanglantée ; on les frappe avec le plat du sabre, on les attache à un poteau pendant des heures entières et par les froids les plus rigoureux. Une discipline de fer force les malheureux à supporter ces outrages ; mais beaucoup se dédommagent en secret de la contrainte qu’ils s’imposent en public, et se plaignent amèrement de leur sort. Il faut plus de courage aux jeunes gens bien nés, aux hommes de cœur pour subir ces humiliations que pour affronter l’ennemi ; tous ne s’y résignent pas, il y en a qui se vengent au péril même de leur vie. À Strasbourg, pendant une revue, un soldat souffleté par un officier le tua sur place, et fut passé par les armes au milieu d’une population moins disposée à le plaindre qu’à l’approuver.

De tels exemples n’ont rien d’encourageant pour les futurs soldats de la Prusse ; on a beau leur dire que le nouveau code pénal militaire supprime les peines corporelles, tant qu’ils ne le voient pas appliqué, ils s’en défient. Ils savent bien d’ailleurs que des adoucissemens passagers, plus faciles à décréter qu’à obtenir, ne changeront rien à la situation humiliante que la loi militaire fait