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portent à leurs propriétaires que des frais d’entretien et un gros chiffre d’impôts. L’ouvrier qui vit de son salaire emporte partout avec lui ses deux bras qui le font vivre ; mais celui qui n’a d’autre ressource qu’une maison ou un champ meurt de faim, s’il les abandonne. Ces annexés malgré eux ne méritent de notre part que du respect ; toute parole de blâme qui les atteindrait serait un reproche non pour eux, mais pour l’assemblée, pour le gouvernement, qui, en les cédant à l’Allemagne afin de sauver le pays, les déliaient à l’avance de toute obligation envers nous. Après la signature des traités, eux seuls demeuraient juges de ce qu’ils devaient à la patrie dont leur malheur payait la délivrance. Triste sort d’ailleurs que celui qui les attend ! Il faut avoir vécu dans nos villes dépeuplées pour comprendre ce qu’on y souffre. Les relations de famille, d’amitié, de voisinage, qui pour les provinciaux tiennent une si grande place dans la vie, sont presque toutes brisées par de nombreux départs : beaucoup restent isolés sans retrouver autour d’eux un seul visage ami ; pas de réunions intimes où l’on ne compte les places vides, où l’on ne pleure les absens. Les joies de l’intérieur, où l’on aimerait à se réfugier au milieu de la tristesse publique, ont leurs sources taries par la dispersion générale. Faut-il parler des plaisirs extérieurs ? Il y a deux ans que personne ne les connaît plus dans l’Alsace-Lorraine. Les foires du printemps, qui attiraient autrefois un grand concours de peuple, qui amusaient pendant un mois tout un département, ne sont plus fréquentées que par la population allemande. Les Français évitent de se mêler aux groupes des promeneurs étrangers, et protestent par leur absence contre l’invasion bruyante de la gaîté germanique au sein de leurs villes en deuil. Le jour où les Allemands célèbrent publiquement leurs fêtes nationales, chacun reste chez soi, les fenêtres se ferment, on ne rencontre dans les rues ni Alsaciens ni Lorrains ; pour éviter de se montrer, les ouvriers apportent le matin leur dîner à l’atelier et n’en sortent que le soir. Les indigènes font le vide autour des Allemands, comme le faisaient les habitans de Venise autour des Autrichiens. La promenade elle-même, si chère aux oisifs des grandes et des petites villes, y devient un supplice lorsqu’on rencontre à chaque pas l’uniforme étranger, et qu’on entend résonner à ses oreilles la langue des vainqueurs.

Aussi courageux, plus à plaindre peut-être que les émigrans, ceux qui restent dans les pays conquis nous rendent un service que la France ne doit pas oublier ; ils maintiennent parmi les Allemands, dont le nombre s’accroîtra, notre langue, nos traditions, notre esprit. L’isolement dans lequel ils vivent, leur éloignement absolu pour la société de leurs nouveaux maîtres, feront durer la