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âge. Des fils se séparaient de leurs vieux parens sans savoir s’ils les reverraient jamais ; les femmes pleuraient ; les lèvres serrées, les traits contractés des hommes disaient assez ce qui se passait au fond de leurs âmes dans ces heures cruelles. Comme il arrive au milieu des grands malheurs publics, des personnes qui ne se connaissaient point s’adressaient la parole et confondaient leurs tristesses. Un spectacle plus lamentable encore était celui des pauvres ménages de paysans entassés sur des charrettes et couvrant les routes ; le père à pied conduisait l’attelage d’un pas résolu ; la mère, assise avec les enfans au sommet de la voiture, sur l’échafaudage branlant d’un chétif mobilier, regardait d’un air morne le vaste espace et l’horizon inconnu. Quelques-uns traînaient sur des brouettes le peu qu’ils possédaient. De tous ceux qui donnèrent alors à la France une preuve si touchante de leur attachement pour elle, il n’en est pas qui aient fait un plus grand sacrifice ni mieux mérité de la patrie que les cultivateurs d’Alsace et de Lorraine. On connaît l’amour du paysan pour la terre, on sait quels liens solides l’attachent au sol qu’il cultive, qu’il améliore par son travail et qu’il étend par l’économie. Son unique ambition est d’accroître son bien et de laisser à ses enfans un héritage augmenté par ses soins. Aucune de ces richesses réelles, aucune de ces espérances ne se transporte hors du village ; s’il y renonce, il perd tout, le mobile habituel de son activité et le principe même de son existence morale. Il s’est trouvé néanmoins parmi cette population laborieuse, âpre au gain, dure à la fatigue, possédée du démon de la propriété, un grand nombre de gens de cœur qui ont sacrifié leurs intérêts les plus chers, la passion de toute leur vie au plus pur sentiment de patriotisme. La France ne leur offrait rien, aucun avantage matériel, aucune compensation positive à la perte qu’ils subissaient pour elle ; l’Allemagne leur assurait la jouissance de tous leurs biens : ils n’ont point cependant hésité entre les deux pays, l’aisance ne les eût point consolés d’être Allemands, la certitude de rester Français les consolait de la misère. Dans de telles situations, sous l’empire de sentimens si forts et si respectables, le ressort de la volonté se tend jusqu’à l’héroïsme ; le citoyen le plus obscur, le plus attaché aux intérêts vulgaires, sent en lui quelque chose de la résolution et de l’esprit de sacrifice qui font les martyrs.

Ils obéissaient aussi à un instinct supérieur, ils se sentaient élevés au-dessus d’eux-mêmes, ces petits employés, ces modestes commerçans, ces humbles serviteurs qui, vivant jour par jour de leur travail, certains de n’en pas manquer s’ils restaient en Alsace et en Lorraine, aimaient mieux affronter tous les hasards, gagner la France sans argent, sans promesses d’emploi, sans appui, que de suppor-