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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

Elles font appel, non à l’émotion, mais à l’équité des peuples civilisés ; d’avance elles acceptent pour juges tous les témoins désintéressés de leur sort.

I.

Dans nos anciens départemens du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle, de la Meurthe et des Vosges, supprimés ou mutilés par la conquête, on se souviendra toujours de la date désormais historique du 1er  octobre 1872. C’était le dernier délai accordé aux annexés pour choisir entre la nationalité française et la nationalité prussienne. Le gouvernement de Berlin avait annoncé officiellement que, passé ce jour, tous les Français nés ou domiciliés en Alsace-Lorraine qui n’auraient point opté pour la France seraient considérés comme sujets allemands. D’après les instructions envoyées aux directeurs de chaque cercle, l’option devait être suivie d’un changement de domicile réel. L’Allemagne n’entendait point sans doute qu’on pût rester Français et habiter les pays conquis. Purger leur nouvelle conquête de tout élément qui rappelât le passé, telle fut la pensée vraisemblable des vainqueurs. La France les poursuivait partout au sein de leur victoire : les noms des lieux, les monumens, les souvenirs, parlaient de nous ; on les germanisa en couvrant les murs de termes étrangers. Après avoir enlevé aux pierres leur nationalité, il parut plus nécessaire encore de l’enlever aux personnes.

Seize cent mille êtres humains furent donc placés dans l’alternative de quitter leurs intérêts, leurs maisons, leurs champs, leurs affaires, les tombeaux de leurs parens, les lieux qu’ils habitaient depuis leur enfance, dans lesquels ils comptaient mourir, ou de perdre la qualité de Français, de renoncer à leur patrie et à leur drapeau. Si l’on réfléchit aux habitudes casanières de notre race, à notre attachement pour le sol où nous sommes nés, au patriotisme local de deux villes aussi anciennes, aussi glorieuses, aussi riches de monumens et de souvenirs que Metz et Strasbourg, on comprendra quelles luttes durent se livrer dans les âmes, de quelles angoisses fut précédée et suivie la résolution suprême. Abandonnerait-on tant de témoins des joies ou des douleurs passées, les rues accoutumées, les promenades favorites, l’ombre des vieilles cathédrales, les murs peuplés de souvenirs, le berceau de la famille, le nid préparé pour la vieillesse, ou, dans l’espoir de conserver tous ces biens, renoncerait-on à faire partie de la nation française, deviendrait-on le compatriote des ennemis d’hier, un étranger pour les compatriotes d’autrefois ? Qui nous dira ce qu’a coûté de larmes à