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quarante-six discours. Le président attendait avec confiance la justice de ses concitoyens, sans essayer de s’imposer à leur choix par un grossier charlatanisme. D’ailleurs son inexpérience de la parole servait à merveille sa prudence naturelle. Dans les courts voyages qu’il sévit obligé de faire, il ne put éviter quelques réceptions solennelles, mais il ne prononça pas un seul discours. Reçu à Newark, près de New-York, par une sérénade et une procession, il n’ouvrit même pas la bouche. A Philadelphie, à la suite d’un meeting où divers orateurs avaient été entendus, il prononça ces simples paroles : « messieurs, vous avez entendu ce soir de beaucoup meilleurs discours que je ne pourrais vous en faire ; je suis heureux de vous voir, et je vous félicite d’avoir entendu de si beaux discours. » Bien loin de lui en vouloir de son mutisme obstiné, ce peuple blasé sur les effets oratoires et accoutumé à voir s’agiter sur les tréteaux politiques tant de médiocrités éloquentes, lui savait gré de rester à sa place, et de conserver l’attitude d’un simple homme d’action ; même dans un pays démocratique, une certaine fierté ne messied pas à un homme illustre comme le général Grant. D’ailleurs un candidat à la présidence a toujours bien assez de partisans pour faire la grosse besogne, et il garde mieux son prestige en s’enfermant dans une réserve un peu dédaigneuse qu’en allant lui-même racoler les voix sur la place publique et hurler dans les réunions populaires.

Tandis que les candidats se faisaient valoir, chacun à sa manière, et se recommandaient au pays par des mérites si divers, les élections locales des états avaient lieu l’une après l’autre et décidaient par avance du sort de l’élection présidentielle. Les démocrates, comme de raison, l’avaient emporté dans les états du sud, sauf dans la Caroline du nord, où les républicains avaient remporté une victoire difficile et inespérée. La Géorgie avait donné une forte majorité aux démocrates ; presque partout, les élections s’étaient passées paisiblement malgré la grande animosité qui semblait renaître entre les deux races. A Maçon seulement et à Savannah, il y avait eu de courtes collisions entre les partisans de Grant et ceux de Greeley. Sur quelques points, les blancs et les noirs étaient venus aux polls avec leurs armes ; les noirs surtout avaient montré une discipline toute militaire, et s’étaient présentés dans les villes en colonnes serrées, sous le commandement de leurs capitaines, lieutenans et sergens. Tous ces menaçans préparatifs de guerre civile étaient restés superflus ; mais ils prouvaient une fois de plus combien la paix était précaire dans les états du sud, et combien l’arbitrage du gouvernement fédéral était encore nécessaire pour empêcher ces populations de s’égorger.