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de ce qu’on lui disait. Il fut saisi de dépression, et resta huit mois sans ouvrir la bouche ; quand il se réveilla de sa torpeur, il savait le français, non pas comme La Bruyère ni comme Montesquieu, mais assez pour expliquer très nettement son état mental, pour raconter son histoire, pour expliquer qu’il avait été tailleur dans son pays et pour demander de l’ouvrage. Je l’ai vu, et j’ai causé avec lui. Pendant cette sorte de sommeil extérieur, les vocables qu’il entendait se sont groupés dans sa mémoire avec leur valeur spéciale, les corrélations qui existent entre eux, et, étant fou, il s’était fait en lui à son insu un travail dont il recueillit le bénéfice sans en avoir eu la peine.

La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs organes sont frappés d’une paresse tellement invincible, qu’ils se croient morts ; ils n’ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent de manger. Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle fort ingénieuse qu’on place de force entre les lèvres de l’absorbé, et qui permet de lui faire avaler quelques alimens ; mais, si l’on tombe sur un malade dont les mâchoires sont maintenues serrées par une contraction nerveuse, il faut y renoncer ; on lui briserait les dents, et l’on n’arriverait à rien. On se sert alors d’une sonde œsophagique que l’on fait passer par une narine et que l’on dirige de façon quelle pénètre dans le pharynx ; c’est ainsi que l’on peut envoyer de la nourriture liquide jusque dans l’estomac à l’aide d’un instrument fort prosaïque dont Molière a souvent abusé dans ses comédies. Lorsque ce mode de nutrition se prolonge, — j’ai connu un aliéné qui l’a supporté pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent par être atteint de scorbut, maladie qui du reste n’est pas rare chez les fous. Il ne faut pas croire que ces êtres immobiles, qui vivent dans une concentration incompréhensible, muets, sans regard, sourds et pétrifiés, ne pensent à rien. C’est le contraire qui est vrai ; l’agitation intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées se heurte dans leur tête ; ils sont un monde et vivent au centuple, emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation extérieure. Lorsqu’ils sortent de cette rigidité, on est surpris de voir que rien ne leur a échappé, et l’on reste parfois stupéfait en écoutant le récit des phénomènes psychologiques dont ils ont été le théâtre fermé.

Gérard de Nerval, décrivant les régions fantastiques à travers lesquelles il a été si souvent transporté[1], a appelé la folie « un épanchement du songe dans la vie réelle. » Cette expression que nul aliéniste ne répudierait, est d’autant plus frappante, qu’il est

  1. Aurélia, ou le Rêve de la vie, par Gérard de Nerval, 1 vol. in-18.