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trancha la question du vote des noirs en faveur du général Grant. « Nous tenons, dit M. Douglass à ses frères avec beaucoup de sens, nous tenons la balance du pouvoir dans la république américaine. Or M. Greeley voulait abandonner l’Union ; s’il n’avait dépendu que de lui, le gouvernement confédéré existerait encore, et nous serions encore en esclavage. Le sénateur Sumner peut se tromper lui-même, mais il ne peut nous tromper. » Enfin M. Wendell Phillips, qui avait été le pire adversaire de Grant en 1868, conclut le débat en se déclarant cette fois en sa faveur. Il avait, disait-il, prévu les défauts de l’administration du général ; le parti républicain n’avait pas voulu écouter ses avis. Sans doute, ces défauts étaient grands, mais il ne fallait pas non plus les exagérer, ni oublier l’intérêt politique supérieur qui ordonnait de les supporter avec patience. Il ne fallait pas commettre la faute irréparable de s’associer aux copperheads, qui seuls aujourd’hui pouvaient soutenir Greeley ; quant aux war-democrats, qui avaient fait la guerre pour le maintien de l’Union, ce choix ne pouvait leur convenir. Le général Grant, malgré tous ses torts, avait loyalement exécuté les lois du congrès. Greeley au contraire n’était qu’un homme « sans principes et sans courage, » qui, sitôt parvenu à l’objet de son ambition, se laisserait entourer et dominer par les rebelles. On reverrait alors Jefferson Davis siéger dans le sénat des États-Unis, et les spéculateurs du parti démocrate, qui avaient encore plein leurs portefeuilles de bons confédérés, profiteraient de cette occasion pour les faire reconnaître ou rembourser par le gouvernement fédéral, au grand détriment des finances nationales et du crédit public.

Ces jugemens étaient la vérité même, et ils avaient d’autant plus d’autorité qu’ils venaient d’un homme sans ambition personnelle, connu d’ailleurs par son antipathie pour le général Grant. Malgré leurs efforts pour entretenir l’illusion qui leur servait d’excuse, des défectionnaires imprudens du parti républicain glissaient de plus en plus dans le camp démocratique, et devaient finir par y être noyés. La force des choses les entraînait de ce côté, malgré leurs protestations calculées ou sincères, et, s’ils réussissaient au gré de leurs espérances, ils étaient condamnés d’avance à devenir le jouet du courant qui les aurait portés.

Cependant ils inspiraient encore une défiance extrême à leurs nouveaux alliés. Une fraction assez importante du parti démocrate, s’intitulant les straight-out democrats ou démocrates purs, se refusait à suivre M. Greeley, et s’obstinait à espérer qu’elle pourrait lui donner un rival sérieux. Les purs démocrates avaient annoncé, dès avant Baltimore, l’intention de sécéder, si M. Greeley était nommé par leurs frères. A l’exemple des républicains de Cincinnati, ils voulaient tenir leur convention pour protester contre l’abandon de