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ger, qui est loin d’être finie, voici qu’une sorte de crise parlementaire vient d’éclater. Ce n’est plus cette fois avec la chambre des députés que le gouvernement a des démêlés ; il ne s’agit plus d’une affaire religieuse ou du budget militaire. C’est dans la chambre des seigneurs que le conflit a éclaté, et il s’agit d’une question intérieure de l’ordre le plus délicat. Le gouvernement a pris l’initiative d’une réforme de l’administration locale dans les provinces de l’est de la Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, la Saxe. Il a fait voter par la seconde chambre dans la session dernière une loi sur une organisation nouvelle des cercles. C’est cette loi qui, portée à la chambre des seigneurs, vient d’être repoussée par un vote éclatant où 145 voix se sont prononcées contre le projet du gouvernement, qui n’a obtenu qu’un mince appui de 18 suffrages. En définitive, c’est une réforme libérale rejetée par la chambre des seigneurs sous prétexte que c’était là une mesure révolutionnaire. La question est doublement grave : elle est des plus sérieuses en elle-même, et elle devient aujourd’hui presque périlleuse par la crise parlementaire qu’elle suscite. Quelle est en effet la situation à ce double point de vue ? Les provinces prussiennes auxquelles s’applique la loi si fort maltraitée par la chambre des seigneurs, ces provinces, il ne faut pas l’oublier, sont restées soumises à un régime à peu près féodal : sans doute le servage n’existe plus, il est aboli depuis longtemps, depuis les grandes réformes de Stein, et beaucoup de paysans sont devenus possesseurs de terres ; mais partout subsiste la prédominance des propriétaires nobles. Le seigneur est maître absolu, il règne et gouverne. C’est lui qui nomme le pasteur, le maître d’école, le maire, et dans certaines localités cette fonction de maire appartient encore héréditairement à une famille qui possède un bien privilégié. C’est le propriétaire noble qui a la charge de la police, de la bienfaisance, de l’entretien des routes. Naturellement cette féodalité remplit aussi les états des provinces et des cercles où les autres classes ne sont point représentées. C’est cette situation que le gouvernement a voulu réformer en abolissant les anomalies les plus choquantes, notamment les polices seigneuriales, en faisant une part aux classes jusqu’ici déshéritées, en introduisant l’élection dans l’organisation des cercles et des communes. Tout cela était fait d’ailleurs, on le conçoit, avec d’extrêmes ménagemens pour cette rude et forte noblesse prussienne où la monarchie des Hohenzollern a trouvé toujours de si fidèles appuis. Malgré tous les tempéramens possibles, la chambre des seigneurs n’a voulu rien entendre ; elle a repoussé cette réforme comme un attentat à ses droits les plus sacrés, et le ministre de l’intérieur, le comte Eulenbourg, en a été pour ses efforts.

La chambre des seigneurs a voté, et le gouvernement ne se tient pas pour battu : c’est là justement que commence la crise parlementaire.