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éviter qu’ils ne s’enfoncent la tête dans l’eau ou qu’ils ne s’échappent pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revêtue d’une sorte d’appareil nommé le bouclier, adhérent aux rebords et percé d’une échancrure semi-circulaire qui emboîte le cou du malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une boîte oblongue d’où sort un visage effaré. A Sainte-Anne, les boucliers sont en forte toile ; ils sont excellens, car ils permettent de maintenir le malade, qui peut, impunément pour lui, y donner des coups de pied. On devrait en généraliser l’usage et supprimer pour toujours ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont on se sert encore à la Salpêtrière, et contre les parois desquels les folles se brisent les ongles et parfois même se luxent les pouces des pieds. Autant que possible, tous les instrumens destinés à modérer la violence des mouvemens chez les pensionnaires des asiles doivent être en étoffe très souple, afin d’éviter les accidens causés par la résistance inflexible des corps durs. C’est l’antique prescription d’Arétée de Cappadoce et de Paul d’Ëgine ; pourquoi faut-il être obligé de la rappeler aujourd’hui ?

Il n’y a point d’aussi minutieuses précautions à prendre, ni de camisole de force à employer dans le quartier des paisibles. Là, le jardin pousse à la grâce de la nature : nul malade ne le cultive, nul malade ne l’endommage ; il verdit, fleurit et se fane en présence d’indifférens qui le voient peut-être, mais qui à coup sûr ne le regardent pas. Là sont les imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale, sont arrivés au dernier terme de la vie végétative. Assis pour la plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés à leur dégradante infirmité, insensibles à tout, retournés vers la première enfance par le long chemin dont chaque étape est une souffrance, ils vivent encore, c’est tout ce que l’on en peut dire. Si par hasard un retour inespéré de vigueur s’opère momentanément en eux, s’ils ressaisissent quelque chose de leurs forces éteintes, c’est pour essayer de mettre le feu à leur paillasse ou d’étrangler leur gardien. Même dans cet état, un fou est dangereux. C’est un spectacle pénible ; l’âme meurt-elle donc avant la mort définitive ? Il y a quelques années, je visitais un asile et je m’arrêtai à regarder quelque chose qui avait été une femme. Ce semblant de forme humaine était affaissé et comme écroulé dans un grand fauteuil ; le corps remuait par momens ; la lèvre inférieure rabattue laissait écouler la salive, la paupière à peine soulevée couvrait un œil où le regard était éteint, la tête rasée dessinant les os à peine revêtus d’une peau parcheminée avait un décharnement de squelette ; parfois une pauvre voix éraillée disait : Ah ! ah ! ah ! — Je m’inclinai avec un respect profond et pour ainsi dire historique, car ces restes lamentables