Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/498

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son père. Avec ce qu’il tira de la vente des biens d’Aphobos, avec ce que lui remirent de plus ou moins mauvaise grâce les autres débiteurs, il recouvra sinon la richesse, au moins une certaine aisance ; c’est ce que prouvent les charges de triérarque et de chorège que nous le voyons remplir par la suite.

Ses ennemis lui avaient reproché d’abord l’obstination avec laquelle, pour rentrer dans son bien, il s’était acharné contre ses tuteurs. Lorsqu’il se résolut à transiger, ils trouvèrent moyen de le poursuivre encore de leurs railleries et de leur blâme ; par sottise et par lâcheté, dirent-ils, le voici qui renonce maintenant aux droits qu’il revendiquait tout à l’heure à si grand bruit, le voici qui gaspille son patrimoine ! Démosthène laissa dire, et il eut raison. En ne s’entêtant point, en ne se lançant point dans toute une série de procès où il se serait fait de nouveaux ennemis et où il aurait peut-être laissé sa force et sa santé, il agissait sagement. Vers l’âge de vingt-trois ans, il avait ainsi dégagé sa situation, il avait retrouvé des appuis dans sa famille, un moment liguée presque tout entière contre lui ; il s’était mis à l’abri du besoin ; il avait regagné une liberté de mouvemens et d’esprit qui lui permettait de compléter son éducation oratoire et de se tourner, quand il jugerait l’heure venue, du côté de l’action et de la politique.

Admettons d’ailleurs qu’au point de vue pécuniaire le résultat de la campagne qu’il avait entreprise contre ses tuteurs n’ait pas été très brillant ; il n’avait point à la regretter. Il s’y était révélé à lui-même, sinon encore à ses contemporains, il avait compris à quoi l’on arrivait, en dépit de tous les obstacles, avec des idées claires et une volonté forte ; il s’était assuré qu’il pourrait regarder en face le public et parler à ses concitoyens, il avait plié son esprit et son corps au travail et endurci son âme contre la haine et les injures. Pour tout dire en un mot, il s’était armé et trempé pour la bataille de la vie. « C’était un homme ! » dit dans Shakspeare Antoine en parlant de Brutus, dont il vient d’apprendre la défaite et la mort. Ce fut dans cette lutte de quatre années contre ses tuteurs que Démosthène devint vraiment un homme, celui qui devait plus tard porter sans faiblir, malgré tous les désaveux de la fortune, le poids de la lutte suprême que sa patrie soutint, au nom de l’indépendance hellénique, contre la puissance grandissante de la Macédoine, contre l’irrésistible génie d’un Philippe et d’un Alexandre.


GEORGE PERROT.