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l’historien, l’orateur, l’homme d’état, « le génie est une longue patience, » ou du moins, sans la patience et la durée, n’aboutit point et ne porte pas tous ses fruits.

Quelque contradictoires que paraissent tous ces témoignages, il y a pourtant, ce semble, moyen de les faire concorder. Isée n’a pu deviner que ce jeune homme qui venait lui demander son concours, afin d’échapper à la ruine, prononcerait un jour les Olynthiennes et le Discours de la couronne, mais avec son coup d’œil de vieux praticien il lui était facile de former une conjecture sur l’issue probable de l’action à intenter : à ses yeux, Démosthène, bien conseillé, avait toute chance de l’emporter sur ses adversaires. Isée se serait donc provisoirement contenté de l’hospitalité que lui offrait Démosthène, et celui-ci aurait promis, pour le cas où il rentrerait en possession de ses biens, une somme de 10,000 drachmes, indemnité qui représentait à la fois le salaire du professeur de rhétorique et les honoraires dus par le plaideur à son conseil judiciaire. S’il est vrai que, pendant les quelques années qui précédèrent le procès contre les tuteurs, Isée, sans renoncer à composer des discours pour ses cliens, ait pourtant réservé la meilleure part de son temps à Démosthène, la somme cesse de sembler exagérée. Quand Isocrate et d’autres rhéteurs se contentaient de 1,000 drachmes, c’est qu’ils avaient un grand nombre d’auditeurs à la fois ; de cette manière, tout en demandant beaucoup moins à chaque élève, ils gagnaient encore plus qu’Isée avec son disciple unique, surtout le paiement des 10,000 drachmes étant subordonné au succès d’une affaire qui pouvait après tout mal tourner.

On n’a pas tous les jours à former un élève comme Démosthène. Il serait curieux de savoir comment s’y prit Isée pour mettre à profit la bonne volonté d’un pareil disciple, ou plutôt sa passion d’apprendre ; par malheur, nous n’avons pas même à ce sujet le plus léger indice. Si Démosthène eût fréquenté quelque école célèbre, comme celle d’Isocrate, plus tard quelqu’un de ses anciens camarades aurait retrouvé dans sa mémoire des souvenirs de ces années de jeunesse et de communs travaux ; l’imagination s’en serait peut-être mêlée, tout cela aurait été fort arrangé, mais enfin on saurait ou on croirait savoir quelque chose des rapports du jeune homme avec son maître et ses compagnons d’étude. Ici, rien de tel : Isée ne joue aucun rôle dans toutes les anecdotes, plus ou moins authentiques, que rencontre sur son chemin le biographe de Démosthène. C’est que les trois ou quatre années passées par Démosthène auprès d’Isée furent entre l’élève et le maître comme un long tête-à-tête dont le secret ne transpirait point au dehors. Dans cette ville, tout occupée d’art, de lettres, de fêtes et d’affaires, qui donc s’inquiétait de savoir comment employaient leurs journées