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être l’aliénation même, et se dissipe rapidement sous l’influence de l’isolement, aidé par les moyens thérapeutiques. On pousse une grille, et l’on pénètre dans l’asile. Ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est la nudité des terrains ; des allées sablées, un vaste gazon, pas un arbre. Il ne peut en être autrement, l’asile n’ayant été inauguré que le 1er mai 1867. Dans le lointain, sur sa colline grise, on aperçoit Bicêtre : les deux tristes maisons peuvent se regarder à travers l’espace. Les bâtimens exclusivement réservés aux malades se composent de douze pavillons identiques, six pour le service des femmes, six pour le service des hommes. Ces deux divisions, absolument séparées, sont complétées à leur extrémité par une demi-rotonde, et chaque demi-rotonde contient neuf cellules d’isolement. Les quartiers sont semblables, construits sur le même modèle, divisés de la même façon, bâtis de la même pierre blanche, couverts de la même tuile rouge. Deux étages seulement : système français très préconisé par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine la superposition des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois dortoirs de 16 lits ; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire et une salle de réunion s’ouvrant sur une galerie couverte où l’on est facilement à l’abri de la pluie et du soleil ; cette galerie donne elle-même de plain-pied sur un large préau encadré d’un saut-de-loup et de mure qui, sans masquer la vue extérieure, sont assez élevés pour offrir quelque garantie contre les tentatives d’évasion. La maison est d’une propreté irréprochable, car chaque matin on fait ce qu’on appelle le bacchanale c’est-à-dire un nettoyage à fond.

Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu’à l’aide d’un passe-partout que le surveillant ne quitte jamais ; il est rare en effet qu’un fou n’ait pas par moments une envie irrésistible de se tuer, et il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée, sous prétexte de voir le temps qu’il fait. La surveillance du reste est incessante ; le jour, les aliénés vivent littéralement sous l’œil de leurs gardiens ; la nuit, ceux-ci ne sont séparés d’eux que par un treillage qui leur permet de constater tout ce qu’ils font. En outre les chambres des infirmiers communiquent entre elles par une sonnette d’appel ; en cas d’alerte on peut donc demander main-forte. A chaque dortoir est annexée une salle de toilette munie d’un lavabo en marbre, recevant et rejetant l’eau automatiquement ; on exige des malades qu’ils prennent des soins de propreté, et l’on a raison, car sans cela la plupart, s’abandonnant eux-mêmes, arriveraient promptement à l’état où était Charles VI lorsqu’on fît entrer dans sa chambre de l’hôtel Saint-Paul quatre hommes masqués qui le lièrent et le maintinrent jusqu’à Ge qu’on lui eût coupé les cheveux, lavé le visage et rogué les ongles. Les lavabos de la division des femmes sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur de