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patrie. S’il avait désapprouvé fortement la guerre déclarée par l’empire français à l’Allemagne, il ne fut pas plus édifié par le genre de paix que l’Allemagne victorieuse imposait à la France. La Hollande n’avait pas autre chose à faire qu’à observer la plus stricte neutralité, et elle s’acquitta de ce devoir avec une loyauté qui fut reconnue des deux côtés ; pourtant, sans avoir lieu d’accuser les intentions des maîtres actuels de l’Allemagne, Thorbecke était trop expert en histoire politique pour ne pas songer au lendemain. Ce qui le confondait surtout, c’était la passivité de l’Angleterre, assistant presque sans rien dire, et en tout cas sans rien faire, à l’égorgement de son alliée de la veille. Cette abdication de la puissance européenne la plus intéressée au maintien de l’équilibre général et la plus opposée d’intérêt et d’idée à toute conquête oppressive lui paraissait incompréhensible.

Quant à lui, son œuvre était faite. Il était enfin parvenu à doter son pays d’institutions vraiment libérales et en harmonie intime avec l’esprit national. La force de résistance de la Hollande est double ; d’un côté, elle est matérielle et repose sur la configuration et la nature de son sol, si facile à défendre dès que la population y est bien décidée ; de l’autre, elle est morale et tient à cet esprit d’indépendance carrée, qui a toujours été dans les mœurs, mais qui pendant longtemps fut en quelque sorte banni de la constitution. Mettre d’accord le génie national et les institutions fondamentales d’un pays, ce sera toujours augmenter sa puissance défensive en rendant son assimilation plus difficile. Nous ne savons ce que l’avenir réserve à la Hollande, il serait même téméraire de vouloir prédire à cette heure les évolutions que vont accomplir dans les prochaines années les partis politiques entre lesquels sa population se partage ; mais on peut affirmer sans imprudence que, si l’œuvre de Thorbecke doit être continuée et prolongée, on ne reviendra pas en arrière. Le sillon qu’il a tracé est de ceux qui ne se referment plus, et lorsqu’il se vit condamné à une mort prochaine dans un moment où il aurait encore voulu consacrer ses dernières forces à la solution de plusieurs questions importantes, il aurait pu s’approprier dans toute sa valeur le mot bien connu d’un ancien : exegi monumentum.


ALBERT RÉVILLE