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étudians de Leyde, qu’il avait forcés de travailler et de penser comme personne avant lui, le désignaient par abréviation sous le nom de Thor. Lorsqu’il fut appelé à déployer ses talens sur une plus vaste scène, il fit toujours un peu l’effet du dieu germanique aplatissant son monde à coup de marteau.

C’était pourtant un homme plein d’abandon et de cordialité dans la vie privée. Il avait épousé une Allemande digne de lui par la distinction de son intelligence, et à laquelle il dut, pendant de longues années, le bonheur domestique le plus complet. Plusieurs enfans, dont il ne reste que deux filles et un fils, jeune avocat d’avenir, furent le fruit de cette union cimentée des deux côtés par une pureté de mœurs qui défia toujours la médisance. Les personnes admises dans l’intimité de ce simple intérieur disent qu’autour de la table à thé ou du bocal de maiwyn[1], thé et vin qu’il préparait lui-même avec le plus grand soin, on ne reconnaissait plus le Thorbecke austère et toujours sérieux de la scène publique. Il aimait la conversation enjouée, la provoquait lui-même, et s’amusait comme un enfant des historiettes, des bons mots, des petites nouvelles qu’on avait à lui narrer. À certains égards, il avait gardé une simplicité toute juvénile. Il ne comprenait rien aux entraînemens ni aux raffinemens du vice au sein de notre civilisation déjà vieille ; parfois même il se trompa gravement sur le compte de quelques personnes en qui sa confiance était grande, et dont la conduite privée était telle que tout le monde, excepté lui, s’en défiait.

Il était sincèrement religieux, bien qu’étranger aux pratiques ecclésiastiques et même aux plus récentes évolutions de la pensée religieuse. La philosophie de sa préférence était celle de Krause, théisme spiritualiste très élevé et très opposé au déisme dualiste fondé sur le principe d’une séparation objective de Dieu et du monde. Cela suffisait pour que les ennemis de Thorbecke l’accusassent de panthéisme, ce qui était fort injuste. Une de ses idées favorites était qu’il y avait un christianisme transcendant, supérieur aux diverses églises, dont aucune législation moderne ne pouvait se défaire, auquel personne de nos jours ne pouvait au fond se soustraire, et l’on peut voir, à l’occasion de plusieurs pertes douloureuses qu’il eut à subir, que ce christianisme philosophique était pour lui plus qu’une théorie. La veille de sa mort, il voulut voir près de son lit sa vieille domestique, restée à son service depuis les jours de Leyde. Ses dernières paroles furent pour son pays, ses enfans et ses bons amis. Il envisagea le redoutable passage avec

  1. Boisson bien connue en pays germanique pendant les longs soirs de printemps, composée de vin blanc, de sucre et d’herbes aromatiques infusées.