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I.

Johann-Rudolph Thorbecke naquit à Zwolle en 1796. Sa famille paternelle était allemande d’origine, ce qui est fréqent dans les Pays-Bas, mais ce qui, jusqu’à présent du moins, n’a pas tiré à conséquence. La Néerlande possède une puissance d’assimilation qui lui a permis de rester elle-même, tout en recevant continuellement des affluens de source étrangère. Ce qui est certain, c’est que Thorbecke fut un véritable Hollandais, et le prouva toujours plus à mesure que l’âge, l’étude, la lutte avec les hommes et les choses, dégagèrent son individualité réelle des formes passagères qu’elle dut aux circonstances de sa jeunesse. Ses parens appartenaient à la bourgeoisie commerçante de sa ville natale. Ils étaient loin d’être riches ; cependant ils surent faire des sacrifices pour son éducation. L’un des meilleurs élèves du gymnase ou lycée de Zwolle, il commença ses études universitaires à Leyde en 1814.

La Néerlande s’appartenait de nouveau à elle-même. Emancipée de ce despotisme impérial que la France a le malheur d’avoir couvert de son nom, et qui, dans un tel pays, était le comble de l’humiliation, la nation néerlandaise renaissait à une vie nouvelle, et sa jeunesse surtout s’élançait avec ardeur dans le vaste champ des espérances. En 1820, Thorbecke fut promu docteur ès-lettres à l’université de Leyde, et il dut à ses brillans succès d’étudiant de pouvoir visiter l’Allemagne savante avec un subside du gouvernement. Les universités germaniques projetaient alors leur plus vif éclat. Goettingue, Giessen, Heidelberg, Munich, Iéna, Berlin, l’attirèrent tour à tour, et la philosophie devint son étude favorite ; mais à cette époque on n’était pas tout à fait aussi philosophe en Hollande qu’en Allemagne, ou, pour mieux dire, on y redoutait beaucoup les audaces spéculatives de la nation voisine, et lorsqu’il revint à Leyde avec une réputation précoce de savant et l’espoir d’être appelé à une place de professeur, il se butta contre cette méfiance un peu sénile des nouveautés qui devait plus tard lui susciter tant d’obstacles sur un tout autre terrain.

Le jeune Thorbecke retourna donc en Allemagne, et ouvrit un cours de philosophie de l’histoire comme privat-docent d’abord à Giessen, puis à Goettingue. Il résuma les principes de sa théorie historique dans un traité sur l’Essence et le caractère organique de l’histoire [3], qu’il écrivit en allemand en 1824 et qu’il dédia au célèbre professeur K.-F. Eichhorn, un de ses maîtres préférés. Ce traité est très digne d’être lu. Il dénote un esprit philosophique très supérieur, déjà expert dans l’art de saisir les lois générales qui commandent la masse confuse des faits particuliers. Ce n’est pas pour lui un vain mot que "le caractère organique" de l’histoire.