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Eh bien ! les républicains auraient tort d’applaudir sans réserve à ces paroles légères et arrogantes. Ils y perdraient leur plus grande force, celle de la modération, leur plus précieuse conquête, celle de l’estime chaque jour croissante de la France. C’est faire le jeu des royalistes que de fournir un prétexte à leurs accusations. C’est dégoûter le pays de la république que de la lui montrer sous l’aspect du fanatisme et de la défiance. La république doit venir à tous, la main, ouverte et le visage souriant. Autrement elle n’est plus qu’un parti comme un autre, et elle mérite à son tour les reproches qu’elle adresse à ses adversaires, quand elle les accuse si justement de n’avoir pas le sentiment national. Oui, elle serait bien diminuée dans l’histoire, s’il s’agissait pour elle non plus de pacifier et de relever la France, mais bien de revanches personnelles à prendre, d’amours-propres à satisfaire, déplaces à distribuer, de triomphes oratoires à remporter, ou même de théories abstraites à imposer au pays ! La France et la république seraient toutes les deux bien malades, si, après le départ de cette assemblée, elles devaient tomber sans transition dans les mains d’une assemblée purement radicale !

Cette assemblée, dira-t-on, sentirait le besoin d’être sage : elle ne pourrait l’être, si la majorité y était composée tout entière de soldats obéissant au même chef. La seule chose qui empêche les partis de se perdre, c’est la résistance qu’ils rencontrent et les concessions qu’ils sont obligés de faire. Un gouvernement purement radical succédant à celui de M. Thiers, ce serait la république se séparant avec éclat des conservateurs, les forçant à devenir ses ennemis, les livrant à toutes les tentations réactionnaires. Ce serait une lutte de tous les instans entre deux partis tranchés et inconciliables, ce serait le parti conservateur moralement insurgé contre la république, le parti radical exaspéré, perdant la tête, — tout le fruit de deux ans de sagesse anéanti, — la France enfin retombant dans l’ornière des révolutions sans issue et parcourant de nouveau la triste série de ses métamorphoses monarchiques, dictatoriales et républicaines. Voilà où pourraient nous conduire la politique d’exclusion du parti radical et l’impatiente ambition de ses chefs. Qu’ils le sachent bien, la république sans conservateurs n’est pas moins impossible à fonder que la république sans républicains. Pour les uns comme pour les autres, il s’agit non point de « creuser des abîmes, » mais de combler autant que possible ceux qui sont déjà creusés. Radicaux ou royalistes, les partis qui « creusent des abîmes » finissent toujours par y être engloutis.

La république est de tous les régimes celui auquel cette politique nuirait le plus. Elle a moins d’intérêt que tout autre à entretenir les divisions de la société française et à les exagérer aux yeux du pays.