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première était illusoire. La pratique est plus forte que la théorie. Vous voulez donner un enseignement très vaste, plus vaste que des cervelles d’enfans ne peuvent le supporter ; qu’arrivera-t-il ? L’enseignement ne sera qu’une étiquette. Il n’y a proviseur ni ministre qui tienne, les enfans ne prendront jamais que la même somme d’études, ils perdront seulement leur temps à des études auxquelles ils ne s’appliqueront pas sérieusement ; mieux vaudraient des jeux et des récréations. Voici cependant ces mêmes langues vivantes devenues obligatoires, ou du moins l’une d’entre elles, ce qui est suffisant : on veut des résultats réels, des effets palpables, un enseignement vraiment efficace ; comment cela sans prendre sur les matières voisines ? Il faut par exemple que l’allemand ou l’anglais s’enseigne aux heures des classes régulières ; comment serait-ce possible sans prendre sur le temps du professeur de latin ? Il faut des exercices fréquemment répétés ; comment cela sans diminuer les exercices classiques ? En un mot, ce dilemme s’impose d’une manière inévitable : ou point de langues vivantes, ou réduction des langues classiques.

Tel est le problème qui s’est présenté à l’esprit du ministre de l’instruction publique. On peut le critiquer sans doute ; mais alors qu’on résolve le problème, et qu’on nous dise comment une langue de plus, si elle est réellement enseignée, pourrait s’introduire par surcroît sans rien déranger. Les raisons générales et excellentes données en faveur des langues classiques sont ici insuffisantes, car nous sommes en présence d’un fait fatal et nouveau, fait brutal, si vous voulez, qui s’impose à nos enfans ainsi que d’autres choses plus dures encore : ce fait, c’est de parler la langue de nos ennemis. Personne n’y peut rien. Rollin et Lhomond reviendraient au monde avec tout leur art pédagogique, avec leur vieille expérience, avec leur tendre amour de l’enfance, avec leur haute et docte connaissance de l’antiquité, eux-mêmes seraient les premiers à nous dire : Apprenez l’allemand, apprenez l’anglais, et sacrifiez quelque chose de nos vieilles méthodes.

Quoi qu’il en soit, le ministre a vu le problème ; voici comment il l’a résolu. Il est parti de ce principe, que, si l’on apprend les langues Vivantes pour les parler, on apprend les langues mortes pour les lire, principe qui paraît évident, mais qui n’avait pas encore passé dans l’application ; c’est qu’en effet ce n’est que depuis assez peu de temps qu’on peut dire du latin qu’il est une langue tout à fait morte. Il n’y a guère plus d’un siècle ou deux, on pouvait encore se faire une réputation dans le monde des lettres par des œuvres écrites en latin. Santeul, le cardinal de Polignac, le père Vanière, ont leur place dans l’histoire littéraire par des poésies latines. Le latin était encore la langue commune entre