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n’ait dit ou entendu dire que, puisqu’on parlait partout notre langue, il nous était bien inutile d’apprendre celle des autres. On reconnaissait donc alors, puisqu’on s’en vantait, le fait dont on n’est plus si fier aujourd’hui. Les examinateurs qui ont occasion d’apprécier le savoir des élèves dans les langues vivantes, même là où elles sont obligatoires, peuvent dire ce que valait ce savoir. En réalité, sauf le cas exceptionnel où un jeune homme a pu parler anglais ou allemand dans sa famille, les résultats dans l’enseignement de ces langues étaient absolument nuls.

Était-il possible à la France de rester dans cet état d’infériorité sur un point aussi essentiel ? N’est-il pas évident qu’entre deux rivaux dont l’un sait ce qui se passe chez son voisin, tandis que ce dernier ignore ce qui se passe chez le premier, l’avantage manifeste est pour celui-ci ? Or comment pénétrer chez le voisin sans la connaissance de sa langue ? Nous ne savons pas si l’Allemagne et la France sont destinées à être toujours ennemies ; mais à coup sûr elles sont rivales, et nous nous devons à nous-mêmes de ne céder en rien à de tels rivaux. Comment lutter avec l’Allemagne sur le terrain de la science, si nous ne savons pas lire les savans allemands ? Comment lutter sur le terrain des inventions techniques ou de l’organisation administrative, militaire, pédagogique, si tous ces faits nous sont inconnus ? Enfin comment lutter politiquement avec des peuples dont nous ignorerions l’histoire, les mœurs, les institutions ? Et quand nous parlons de rivalité, c’est pour ménager notre orgueil saignant, car il s’agit pour la France de bien autre chose : il s’agit de son existence, il s’agit d’être ou ne pas être. Qu’une lutte recommence entre ces deux rivaux (et qui oserait dire qu’elle ne recommencera jamais ?), et la France, si elle était vaincue, serait anéantie pour jamais. Comment, devant de telles éventualités, ne pas s’armer de tous les moyens possibles et mettre de son côté toutes les chances de succès ! Or l’une de ces armes, l’une de ces chances, c’est la connaissance de la langue rivale. Encore une fois, devant de telles raisons aucun ministre de l’instruction publique n’eût pu s’empêcher de rendre obligatoire l’usage des langues vivantes[1].

Ce point une fois accordé, les conséquences sont inévitables et plus fortes que toute volonté, que tout regret, que toute conviction personnelle, quelque respectable qu’elle soit. Comment jusqu’ici avait-on pu concilier l’étude des langues vivantes avec celle des langues classiques ? Par un moyen bien simple, c’est que la

  1. Il est inutile de dire que des raisons différentes, mais analogues, peuvent être données en faveur de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol, une seule de ces langues étant obligatoire. Le point essentiel, c’est que la France ne devienne pas une Chine au milieu même de l’Europe.