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Il ne faut pas prendre ces choses du côté du cœur : entre l’homme et la femme, le cœur ne vient qu’en seconde ligne. Raisonnons un peu. Lorsqu’une femme vous plaît, que préférez-vous ? Qu’elle soit à vous, même en résistant un peu ? ou posséder son cœur pendant qu’elle se donne à un autre ? Allez ! j’ai eu le temps de méditer sur toutes ces questions. Ce n’est pas le cœur qui parle le plus haut. Ensuite, dites-moi, entre l’homme et la femme, comme partout, de quoi s’agit-il au fond ? Tout uniment de la vie ! comprenez-vous ?

— Non.

— Eh bien ! voyez-vous, la seule chose que m’ait apprise ma carrière de soldat, c’est de mépriser la mort ; mieux vaudrait encore apprendre à l’aimer, à la souhaiter. C’est l’amour de la vie qui est la source de tous nos malheurs ; si misérable que soit cette vie, pour vivre, on fait tout. Fusillez-moi, si un mot de ce que je dis n’est pas vrai. Or la femme ne vit que de l’amour de l’homme.

Kolanko approuvait de la tête. — Laissez-moi dire un mot à mon tour, s’écria-t-il en brandissant son traversin rayé ; vous parlez toujours, vous autres. Laissez-moi aussi placer mon mot.

— Eh bien ! parle.

— Ah çà ! qu’est-ce que je voulais déjà ?…

— À présent, il ne sait plus ce qu’il veut dire.

— Je disais donc… — Le bonhomme resta court encore une fois. On riait. — Oui, oui, riez toujours ! J’y suis maintenant, reprit-il avec une visible satisfaction. C’est cela. Il faut que la femme vive, elle aussi ; comment faire ? La nature ne l’a pas douée pour le travail ; alors elle cherche à vivre à nos dépens. Que ne faut-il pas qu’un homme fasse pour arriver ! Une jeune fille n’a qu’à montrer son minois et le reste, et petite paysanne devient grande dame. Est-ce la vérité ?

— Oui, oui, c’est la vérité !

— La femme est notre perdition, reprit le capitulant. Ce n’est pas elle qui cherche l’homme, c’est l’homme qui cherche la femme ; voilà l’avantage qu’elle a sur lui, car ce sera elle qui dressera le compte. Si quelqu’un est dans l’eau jusqu’au cou, en train de se noyer, et vous pouvez le sauver, et il a sur lui une bourse garnie d’or, il vous la jettera bien volontiers. Une femme avisée ne se contente pas de la bourse, elle traîne l’homme devant l’autel. Y êtes-vous ? Voilà aussi pourquoi deux femmes ne s’entendent pas mieux que deux tailleurs ou deux vanniers ; chacune voudrait placer sa petite marchandise le plus avantageusement possible, — et elle n’a pas tort. Est-ce que la femme n’est pas estimée selon le mari qu’elle a ? Une paysanne qui épouse un comte ne devient-elle pas comtesse ? Comprenez-vous maintenant ?

— Tout cela ne m’explique pas, dit Mrak d’un air maussade,