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FRINKO BALABAN.

presque. J’aurais voulu la voir dans la détresse, accablée de misère et de honte, et alors, malgré tout, je lui aurais tendu la main.

Le dimanche, pendant la grand’messe, je lève par hasard les yeux vers le chœur, — j’y aperçois Catherine en toilette. Elle était toujours belle, plus belle même qu’autrefois, mais pâle, maladive, fatiguée, avec des cercles noirs autour des yeux comme une mourante. — La figure du capitulant s’était étrangement illuminée d’un éclat tranquille. — Le sang s’arrêta dans mes veines, continua-t-il. — Qui est cette belle dame ? — demandai-je à un jeune homme qui ne me connaissait pas. Il me regarda d’un air hébété. — C’est la dame du château, la femme de notre seigneur, — me répondit-il. C’était la vérité : le comte l’avait épousée en bonne forme, à l’église ; il avait raison, ma foi ! — Il eut un sourire. — Je pouvais la rencontrer à chaque instant ; à quoi bon ? J’allai donc travailler dans un autre village. Tout n’était-il pas fini entre nous ?

Il se tut. Ses bras pendaient inertes, sa tête s’était penchée en avant, et il regardait fixement le brasier ; ses traits de bronze avaient repris leur expression de sévérité impassible, dans ses yeux brûlait un feu contenu. Le silence était profond autour de nous ; la nuit couvrait le paysage de son voile mystérieux. — Est-ce que votre histoire se termine là ? demandai-je après une pause.

— Oui, répondit timidement le capitulant.

— Et vous n’avez jamais cherché à vous venger ?

— Pourquoi ? dit-il à demi-voix. Cela devait arriver. À qui voulez-vous que je m’en prenne, si je suis un homme et si elle est femme ?

— Alors vous n’avez jamais eu votre revanche ?

— Si, dit-il, après avoir réfléchi un peu. Ce fut en 46, au mois de février, l’année où notre pays a tant souffert par suite de la révolution polonaise. Je me trouvais encore en congé. L’hiver était rude ; dans la nuit, il était tombé beaucoup de neige, et il n’y avait plus de route… Attendez ! cela vient plus tard. Il faut d’abord remonter un peu plus haut. Depuis longtemps, le pays était en émoi ; les propriétaires allaient et venaient dans leurs voitures, on parlait d’armes cachées. Un jour, il y avait pas mal de paysans réunis au cabaret de Toulava, parmi eux le juge, lorsqu’on voit entrer le seigneur, qui leur dit : — Voulez-vous prendre parti pour nous autres, ou de quel bord êtes-vous ? Si vous êtes pour nous, réunissez-vous tous cette nuit derrière l’église ; je vous amènerai des tireurs avec des carabines, et je marcherai à votre tête. — Le juge répondit : Nous ne sommes pas pour vous ; nous sommes avec Dieu et avec notre empereur ! — Là-dessus, le seigneur s’en va, et le juge dit aux paysans : — Mes enfans, que personne de vous n’aille soutenir ces bourreaux, ces nobles !