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FRINKO BALABAN.

— Tu es bonne, Catherine ! lui répondis-je.

— Certes je suis bonne ; je ne veux pas que tu meures à cause de moi. — Elle me saisit par le cou et m’embrassa doucement sur les yeux, qui étaient gonflés de larmes. À ce moment, son père rentra ; il nous regarda, déposa son fléau dans un coin. J’échangeai avec lui quelques paroles de politesse, et je sortis. La soirée était belle, les étoiles brillaient au ciel ; Catherine marchait à mes côtés silencieuse. À la fin, je doublai le pas : elle resta en arrière ; je me mis à siffler, mais ce n’était pas de bon cœur.

Tout ceci se passa longtemps avant 1848 ; les servitudes et la corvée existaient encore, et le paysan souffrait beaucoup des caprices du seigneur. Il arriva une fois que je fus chargé de conduire une voiture de sel, et le voyage me prit plusieurs jours. C’était contraire à la patente impériale[1], contraire à tout droit : je ne l’ignorais pas ; cependant je me soumis, et j’eus tort. Ce fut mon malheur, l’origine de mes maux. On ne doit rien faire par faiblesse ; celui qui cède malgré sa raison, en dépit de sa volonté, de ses sentimens, devient insouciant de son devoir, n’est plus bon à rien. Dieu soit loué ! je me suis corrigé à temps. Il faut faire son devoir : tout est là.

— Mais qu’est-ce donc que tu aurais voulu faire ? dit d’un ton maussade l’homme de carton en haussant les épaules.

— Ah ! que ces temps étaient durs ! gémit le vieux Kolanko. Lorsqu’on parlait de ses droits, le seigneur répondait en levant le bâton. Des temps terribles ! Vous autres jeunes gens, vous n’en savez pas grand’chose.

— Eh bien ! dis-je à mon tour, qu’advint-il pendant que vous étiez dehors avec la voiture de sel ? — Je crus nécessaire d’intervenir, car je savais que nos paysans, une fois qu’on les a mis sur ce chapitre de la robot, ne s’arrêtent plus.

— Je fis donc une absence assez longue, continua Balaban. Quand je fus de retour, le mandataire[2] m’accabla de besogne, et Catherine évita de me rencontrer. Je me doutai de quoi il retournait. À la fin, le hasard nous mit un jour en face l’un de l’autre à l’église. Elle avait un foulard de soie sur la tête, à son cou un triple collier de corail, et une fourrure de mouton toute neuve, que l’on sentait à vingt pas. Elle n’osait lever les yeux sur moi, et elle était blanche comme un fourniment qu’on vient d’astiquer.

— En voilà de belles ! lui dis-je. Où donc est mon foulard ?

— Cherche-le ! répliqua-t-elle, moitié en colère, moitié effrayée.

Je la regardai dans le blanc des yeux.

— Est-ce que tu oserais me toucher ? s’écria-t-elle en éclatant.

  1. Patente de Joseph II sur la robot, qui restreignit beaucoup les droits seigneuriaux.
  2. Le mandataire ou régisseur remplace le seigneur dans l’administration de ses propriétés et dans les affaires qui ressortissent à sa juridiction.