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FRINKO BALABAN.

Maintenant mon père ne peut plus le contenter en rien ; il finira par lui retirer son bail, et par nous chasser du village comme des mendians, comme des voleurs.

— Il n’en a point le droit. — Je lui expliquai ce qui en était. — Ne perds pas courage, lui dis-je. Si le bon Dieu nous donne la bénédiction, peu importe que le diable serve la messe. N’aie pas peur, ma mignonne, ma chère âme, ma petite caille ! M’aimes-tu toujours ? Tiens bon, reste ferme !

Alors elle fondit en larmes, et se mit à sangloter si éperdument que le cœur me fendait de pitié. — Je ne pourrai pas, s’écria-t-elle. — Une alouette s’éleva du champ voisin. — Vois-tu l’alouette ? me dit-elle tristement : elle monte au ciel ; hélas ! si je pouvais la suivre !

— Je t’en prie, ma petite Kassya, répondis-je, ne me dis pas ces choses-là ; reste avec moi.

— Ce n’est guère possible, dit-elle avec un soupir et en s’essuyant les yeux, je ne pourrai jamais résister !

Mon cheval me tirait par le pan de mon habit comme s’il eût quelque chose à me dire ; je le caressai, pauvre bête ! et les larmes me vinrent aux yeux. — Au fait, pourquoi te forcer ? lui dis-je. Personne ne peut rien contre sa nature.

Catherine, pendant ce temps, avait contemplé son image dans l’eau. Ah ! qu’elle était belle en ce moment ! C’était une roussalka[1] qui me guettait dans ce miroir mouvant. — Me resteras-tu fidèle ? — lui demandai-je tout bas. Une peur terrible de la perdre s’emparait de moi ; j’aurais voulu la supplier à genoux de ne pas me quitter… Que Dieu lui pardonne !

— Je ne t’abandonnerai pas ! s’écria-t-elle en se jetant à mon cou. Ah ! si j’étais belle comme l’aurore, je me lèverais sur ces champs pour éblouir tous les yeux ;… mais, telle que je suis, je ne sais ce qui peut lui plaire en moi. Nous nous convenons mieux, nous deux, n’est-ce pas, Balaban ?

J’inclinai la tête en signe d’approbation, et j’emmenai mes chevaux sans répondre un mot.

Balaban s’arrêta. Pendant qu’il parlait, sa pipe s’était éteinte ; il souleva le couvercle, déblaya les cendres avec son couteau, ajouta une pincée de tabac frais ; ensuite il plaça un fragment d’amadou sur la pierre qu’il portait à la ceinture, et se mit à battre le briquet avec le dos du couteau. Les étincelles jaillirent sur l’amadou, qui prit feu en dégageant une agréable odeur acre ; il l’introduisit dans la pipe, et en tira deux ou trois bouffées légères. — Je revis Cathe—

  1. Ondine des Slavons.