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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je n’ai encore vu aucune ville, continua-t-elle, et elle me regardait maintenant en face. Est-il vrai qu’on y voit des deux et trois maisons posées les unes sur les autres, que les nobles s’y font voiturer dans des boîtes à quatre roues, qu’il y a une maison toute remplie de soldats ?

Je lui expliquai tout cela, et elle me fit une foule de questions bien plaisantes, Dieu sait ! La pauvre fille ne connaissait rien alors. Je ne pus m’empêcher de rire de ses drôleries : ça l’effraya ; elle cacba de nouveau sa tête sous son bras comme une poulette. Le soleil se couchait à ce moment ; je revois tout cela comme si c’était d’aujourd’hui, la route, la clôture et la jolie fille. Le ciel était tendu derrière elle comme un immense drap couleur de feu dont l’éclat me faisait baisser les yeux, et je restais là, une main appuyée sur ma voiture, et de l’autre frôlant le sable avec le manche de mon fouet.

Le dimanche suivant, je rencontre ma Catherine,… pardonnez-moi si je dis ma Catherine, c’est une bête d’habitude,… je la rencontre donc à l’église ; je fais ma prière en conscience, la regarde seulement en dessous de temps en temps. Après la messe, au moment où la foule va sortir, il y a une presse extraordinaire autour du bénitier ; j’y arrive en jouant des coudes, et j’apporte à la jolie Catherine l’eau bénite dans le creux de ma main. Elle sourit, trempe ses doigts, se signe, m’asperge ensuite, la petite coquine, et se sauve en courant.

Depuis lors, je ne pus la chasser de ma pensée ; voilà mon malheur. Je m’étudiais à trouver des occasions de la rencontrer sans avoir l’air de le faire exprès. Mon Dieu, une histoire d’amour comme tant d’autres ! Un jour, j’avais été appelé au château pour la robot[1] ; je la vis qui sortait de la grande porte. Le seigneur était à sa fenêtre, en robe de chambre, et il fumait son tchibouk. Catherine vint se faire une occupation à côté de moi ; je n’y fis pas attention. Au bout de quelques minutes : — Je m’en vais maintenant, Balaban, me dit-elle.

— Tant mieux, répondis-je à mi-voix. Que venez-vous chercher au château ? Ce n’est pas la place d’une jolie fille comme vous.

Elle rougit, je ne sais si ce fut de dépit ou de honte. — Qu’est-ce que cela peut vous faire ? reprit-elle d’un ton dégagé.

Je me troublai. — Ce que cela peut me faire ? lui dis-je sévèrement. Le diable est toujours à la porte, et je regrette toute âme que perd le bon Dieu.

— Je suis une fille pauvre, dit-elle. Qui s’intéresse à moi ? qui voudra m’épouser ? Il faut pourtant que je vive, et ce qui plaît aux

  1. Corvée ; abolie depuis 1848.