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— Il a peur de la vie éternelle, dit l’homme de carton en se penchant vers moi.

Tous les yeux s’étaient portés sur le vieillard. J’étais curieux de l’entendre, car nos paysans, qui n’ouvrent jamais un livre, sont des politiques et des philosophes-nés ; il y a de la sagesse orientale en eux, comme dans les pauvres pêcheurs, pâtres et mendians des Mille et une Nuits auxquels Haroun al Raschid demande l’hospitalité.

— Au fond que vaut donc cette vie ? reprit le centenaire d’une voix basse, mais distincte. Vous autres, béjaunes, vous ne demandez pas mieux que de continuer. Celui qui a tout vu, tout vécu, tout souffert, celui-là… Il s’abandonna quelque temps à ses réflexions. — La vie éternelle, dit-il enfin, serait peut-être terriblement ennuyeuse ; mais je sais quelque chose qui m’inspirerait encore plus d’effroi.

— Et ce serait ?

— Ce serait de naître une seconde fois. — Il se mit à rire.

— Cette idée ne m’était jamais venue, dit l’homme de carton en pesant sur les mots ; le vieux a raison.

Le capitulant regardait dans la flamme avec des yeux vitreux. Kolanko le poussa du coude. — Eh bien ! ton avis là-dessus ?

— Que Dieu m’en préserve, repartit gravement Frinko Balaban, je ne voudrais pas naître une seconde fois !

— Voici ce que je me dis, mon bon monsieur, poursuivit le vieillard. Je me dis : Tu t’ennuies assez de traîner le fardeau de tes cent ans ; cependant ceci aura une fin, mais, si tu commences à t’ennuyer dans la vie éternelle, tu es un homme perdu. Supposons, mes amis, que tout ce qu’on nous dit par rapport au ciel soit vrai. Bien. D’abord ça ne manque pas de charme, on a des conversations agréables qui vous amusent. Saint Sébastien me raconte comment les Turcs ont tiré sur lui avec des flèches et l’ont cloué comme un hibou, mais sans le tuer tout à fait, comment il a été sauvé par une veuve qui l’a pris dans sa maison, puis comment il est retourné chez l’empereur des païens pour l’appeler vile engeance et se faire tuer cette fois pour de bon. Ou le saint évêque Polycarpe me raconte la fameuse réponse qu’il a faite à un maréchal romain et pour laquelle il fut rôti sur un bûcher, ou saint Vincent me décrit comment il fut couché sur des tessons aigus ; mais saint Sébastien vous reparle de ses flèches pour la millième fois, et saint Vincent pour la millième fois de ses tessons, — et puis ne pouvoir pas dormir !

— Vous êtes encore assez vert, lui dis-je ; croyez-vous que vous dépasserez de beaucoup la centaine ?

— Malheureusement oui, répondit-il. Mon bon monsieur, quand on a vu pendant cent ans ce qui se passe sur cette terre, on en a assez, et on ne désire plus qu’une chose, c’est de pouvoir s’endormir