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FRINKO BALABAN.

ton assez sale et un bonnet en peau de chat de trois couleurs ; il serrait dans ses bras un traversin rayé de rouge, et parlait si vite avec sa bouche édentée qu’on ne le comprenait pas toujours. — Ah ! je vous tiens, mes petites anguilles ! s’écria-t-il avec un petit rire : — puis je l’entendis se plaindre de quelque chose que je ne pus saisir ; enfin il vint s’asseoir à côté du capitulant. Ses yeux firent le tour de la société, s’arrêtant successivement sur chacun de nous ; lorsqu’il fut arrivé à moi, il avança son cou ridé, haussa les sourcils, se leva, s’inclina trois fois, et se rassit. — Monsieur se demande peut-être qui est ce bonhomme, murmura-t-il d’une voix à peine intelligible. Je suis un homme très vieux, qui a perdu tous les siens. Tel que vous me voyez, je suis seul sur la terre. L’année dernière, il me restait encore un corbeau : celui-ci, me disais-je, ira jusqu’au bout avec moi ; mais un jour ça l’a pris au collet, lui aussi. Maintenant il n’y a plus personne dans ma cabane que moi. Qui voudrait rester avec un vieillard ?… Et puis je ne dors pas. Quand on est vieux, hélas ! il vous vient tant de choses à l’esprit ; j’ai peur d’être seul la nuit, oui, oui, — il eut un accès de rire, — le brouillard a tout à coup des pieds, et la neige a des mains, et ils viennent frapper aux fenêtres, à la porte, et la lune ouvre de grands yeux et me fait la grimace et me pose des questions auxquelles je ne puis pas répondre. — Il cracha énergiquement. — Alors je me sauve de chez moi, mon bon monsieur, et je cours où il y a du monde.

Le bonhomme m’amusait. — Ainsi, lui demandai-je, vous vous sentez à l’aise dans la société des hommes ?

— Au fond, répondit-il, je m’y ennuie souvent. L’homme de carton le regarda indigné.

— Ne vous fâchez pas, reprit Kolanko ; il n’y a rien que je n’aie déjà entendu. Je connais tout, tout. Et s’il y a du nouveau une fois par hasard,… qu’est-ce que cela me fait par exemple que Basile s’y soit pris un peu plus bêtement qu’Ivan lorsqu’il a tenté de séduire la femme de son ami ? Belles nouveautés, cela ! Le capitulant est encore le seul qui vaille la peine d’être écouté ; c’est pour cela que je suis venu m’asseoir à votre feu.

— La vie vous ennuie donc ?

— Sans doute.

— Et vous souhaitez la mort ?

— La vraie mort ? Oui.

— Qu’est-ce que vous appelez la vraie mort ?

— Une mort, monsieur, qui serait la fin des fins, par laquelle un homme vivant mourrait pour toujours, et non pour rester quelque temps en terre, après quoi il peut ramasser ses quatre membres et recommencer sur nouveaux frais !